The Curse, série de Nathan Fielder et Ben Safdie (2023)
Dans le premier épisode, Whitney et Asher, un couple de trentenaires américains assis dans des fauteuils d’interview, expliquent à la journaliste d’une télévision locale leur concept de télé-réalité. Ça s’appelle « Flipanthropy », version écologique des shows immobiliers où l’on rénove des logements pour les revendre. Ici les nouveaux logements sont neutres en carbone (passive houses) et construits dans la communauté d’Española, au Nouveau-Mexique, où vit une population pauvre et racisée. Le couple met en avant sa réflexion sur l’intégration des nouveaux habitants à la communauté. En quelques minutes toutes les bonnes intentions sont données. On en a vu d’autres ; et l’on pensera à un mot incontournable, parce qu’on est minimalement informés : Gentrification. On le voit, tout le monde le voit, et c’est immédiatement abordé par la journaliste. Whitney (Emma Stone) a les réponses qu’il faut, elle connait cette critique, le « G word » comme elle l’appelle dans un sourire crispé. Elle y a pensé comme les autres. La série commence par là où d’autres concluraient ; elle parie sur notre intelligence, en postulant que nous sommes déjà armés de critique. Ce sont les fils tirés depuis cette situation de départ qui feront tout le prix de sa veine satirique d’une grande drôlerie, et d’une grande précision. Comment fonctionnent dans le détail les falsifications que produisent un tel show télé ? En dix heures de programme, nous aurons le temps de prendre le problème par tous les bouts. Nous verrons le misérabilisme, l’appropriation culturelle, les manipulations de la mise en scène, les petits arrangements avec l’ambition écologique. C’est l’étude d’un écosystème ; une étude de cas. Quand le cas est bien choisi comme ici, quand on s’est donné pour objet un phénomène aussi évocateur et contemporain que la reality TV green-washée, on peut le déplier à l’infini.
Si la série s’en tenait là ce serait déjà très bien. Mais voyons comment se poursuit la scène de l’interview : Whitney et Asher se font un peu chahuter par la journaliste, qui soulève les accusations portées dans la presse contre le père de Whitney, riche entrepreneur immobilier qualifié de marchand de sommeil. Whitney balaie le sujet, elle n’est pas son père. La journaliste insiste. Soudain Asher devient brutal, son masque tombe : « Que font vos parents ? Ça m’intéresse » La journaliste : « Ma mère est infirmière, et mon père nous a abandonnés très jeunes, j’ignore ce qu’il fait. » Embarras. Whitney : « Je suis désolée. Ça doit être tellement dur. » Asher continue : « Ça vous ferait quoi si je continuais à vous poser des questions sur lui ? Je ne vais pas le faire mais je vous explique. » La scène est pénible. Dans un entretien, Nathan Fielder – co-créateur de la série avec Ben Safdie et interprète d’Asher – raconte qu’il voulait montrer un personnage perdant la maitrise de lui-même, qui se rend compte immédiatement qu’il vrille, et fait comme s’il n’avait pas vrillé, tentant de réintégrer son agression verbale dans un discours rationnel et posé. Mais tout le monde a vu, et Asher sait que tout le monde a vu, et les autres savent qu’il sait qu’ils ont vu. Dans cet écart entre ce qu’ils prétendent être, ce qu’ils sont, et ce que les autres en perçoivent, les deux personnages principaux de The Curse naviguent comme des pantins monstrueux et angoissés. Si la série fournit tant de situations gênantes, et qu’on ne cesse de la rattacher au genre de la cringe comedy 1, c’est parce que Whitney et Asher ne sont pas des crétins aveugles à ce qu’ils font. Ils sont au contraire maladivement réflexifs. Evoluant dans un milieu hétérogène à leur petit corps de bourgeois blanc (visages indigènes, langue espagnole, silhouettes épaisses de prolétaires), ils passent leur temps à ajuster anxieusement leur apparence à ce qu’ils croient être la civilité adéquate – si l’anxiété est la folie du doute. Whitney ne cesse de se reprendre, regretter d’avoir dit que, hésiter à dire ; elle est pétrifiée par son désir de légitimité – artistique, amicale, éthique. Pour autant, son encombrante réflexivité n’est ni une lucidité totale, ni l’occasion d’une parole honnête. Asher et Whitney oscillent sur tout le spectre de la duperie de soi. Quand ils décident d’offrir une maison en dehors des caméras, comme un pur geste altruiste, à un homme qui les remercie à peine et repart vaquer à ses occupations, ils n’arrivent même pas à se dire déçus. Incapables de mutuellement s’avouer les ressorts narcissiques de leur générosité, ils regagnent la voiture sans un mot. Ils tentent de maitriser les apparences, même entre eux.
On atteint là le noyau existentiel de la série, son coeur brûlant. C’était déjà la prouesse inouïe de The Rehearsal, série précédente de Fielder, que d’allier un raffinement théorique vertigineux, fait d’emboitements de vrai et de faux, de reproductions et de simulacres, à un portrait attentif et pur de la vulnérabilité humaine. Dans The Curse la complexité de l’idée de base est moins flagrante, et la série prêtera peu le flanc à l’accusation de high concept 2. Mais la justesse éblouissante de ses personnages n’a pas été perdue en route, et les nœuds de l’intrigue sont aussi puissants et subtils que dans The Rehearsal. Voyez cette scène où Whitney tente de convaincre une soi-disant amie artiste – native américaine – d’autoriser la présence de ses oeuvres dans le show : dix fois l’enjeu évoluera, l’équilibre des forces se retournera, on ne saura plus qui manipule l’autre, quelles larmes sont vraies. Whitney est-elle en train d’épancher sa tristesse auprès d’une authentique amie, ou se sert-elle des confidences pour convaincre une partenaire économique ? Et quelle est exactement la nature de ce partenariat – qui domine l’autre ? Le sociologue Erving Goffman montrait que le malaise surgit quand les acteurs d’une interaction n’arrivent pas à s’ajuster sur une définition commune de la situation ; quand ils ne jouent pas la même pièce de théâtre (selon la métaphore consacrée), et qu’ainsi leur jeu se dérègle. Mots légèrement maladroits, faux rythme, instabilité générale. Tout ce que touchent Asher et Whitney devient dérèglement.
Au diapason de cette tension ambiante mais indécidable, la mise en scène cerne les personnages, tenus perpétuellement à distance de la caméra, filmés derrière des vitres et des portes de couloirs, dans de lents zoom-avant qui semblent ne jamais finir. Contrairement aux caméras du show lui même, intégrées à la diégèse 3 et dont Fielder s’amuse à reprendre l’esthétique télévisuelle, ce point de vue là n’est ni vraiment situé, ni vraiment de nulle part. Une conscience rode, regardant les personnages s’enliser. La série s’amusera beaucoup avec la nature indécidable de ce point de vue : une conversation captée à travers le judas d’une porte d’appartement ; Whitney qui sort de chez elle à pied, filmée depuis l’intérieur d’une voiture qui démarre, et dont on ne connaitra jamais le conducteur. Les idées de mise en scène abondent, déroutantes et souvent inédites – jusqu’aux ultimes travellings-avant sur les routes d’Española qui, pour simplissimes qu’ils soient, viennent rompre les codes esthétiques de la série ; on a rarement été aussi impressionné par l’essence spirituelle d’un travelling avant. La malédiction du titre (the curse), une incantation anecdotique lancée contre Asher par une petite fille vexée, contamine l’ensemble de la série de sa dimension psychique et surnaturelle.
On peut trouver la série pénible à regarder, inadaptée au binge watching – trop éprouvante. On peut détester ces personnages. Chacun.e trouvera à se situer sur l’échelle du mépris, de la pitié, de l’horreur. Pourtant c’est une série aimante. Si l’on ne goûte pas à l’angoisse, patienter au moins jusqu’au dernier plan du premier épisode : Asher, qu’une heure de film nous a montré médiocre, manipulateur et radin, écoute sa femme en train d’enregistrer la voix off sucrée de l’émission : « La ville parfaite n’existe pas. Mais à mes yeux, cette ville frôle la perfection. Les gens d’ici sont tellement vrais. » Asher semble perdu dans ses pensées. Long zoom-avant sur son visage de trentenaire mal grandi, épais et terne. Les nappes synthétiques d’Alice Coltrane enveloppent progressivement le plan. Que pense Asher à ce moment précis ? Nous ne sommes pas dans sa tête. C’est depuis un autre lieu que nous le regardons, l’homme inquiet, gloire et rebut de l’univers. Depuis la cruauté des dieux. Y aura-t-il plus beau visage de cinéma cette année ? Avec lui, par-delà l’angoisse nous sommes réconciliés.
- Genre de comédie qui repose sur la gêne, les situations embarrassantes. On cite souvent The Office comme représentant paradigmatique.
- The Rehearsal reposait sur un concept alambiqué : une émission de télé-réalité qui propose à des candidats redoutant un évènement dans leur vie (une confession à un proche, etc.) de répéter cet évènement avec des comédiens, dans des décors de studio simulant le lieu réel.
- La diégèse est l’espace-temps de la fiction. Les caméras du tournage de « Flipanthropy » font partie de la diégèse car elles existent comme objet dans la série. En revanche, à un premier niveau d’analyse, les caméras filmant la série elle-même (The Curse, réalisé par Nathan Fielder), n’existent pas dans la fiction.