L’Evadé d’Alcatraz, dernier film de Don Siegel, est l’occasion d’offrir aux spectateurs un précipité des thématiques qui habitent son œuvre ; entre autres, celle de la perte d’humanité et de la résistance des individus à des organisations sociales tentant de les broyer. Il offre aussi à Clint Eastwood un de ses plus beaux rôles, figuration quasi paradigmatique du type de personnage, du type d’humanité pourrait-on dire, qui a fait son legs cinématographique.
Un pénitencier invincible – soit la prison bien réelle d’Alcatraz – et un taulard déjà roué aux évasions : qui va gagner ? La littéralité de ce canevas scénaristique, qui emprunte sa matière à un fait d’évasion notoire, suffit amplement. Mais derrière la simplicité de l’intrigue se nouent des continuités souterraines avec les œuvres précédentes de Siegel, soit un dialogue passionnant avec un classique, Body Snatchers, adaptation du roman de Jack Finney réalisé près de vingt ans plus tôt, que l’on sentait déjà derrière son épure narrative, travaillé par un questionnement métaphysique angoissé. Pour saisir l’unité profonde formée par les deux films, il faut d’abord dire de quoi il est question dans ce classique de l’épouvante, qui irriguera le cinéma de ses nombreuses déclinaisons, qu’est Body Snatchers. Rappelons-en le principe : une étrange psychose saisit plusieurs habitants de Santa Mira, qui s’en vont rapporter avec effroi aux autorités médicales de la ville, qu’ils ne « reconnaissent » plus un de leur proche parent, affirmant qu’ils ne sont « plus les mêmes ». De dehors rien ne cloche, ils sont physiquement identiques à ce qu’ils étaient, mais les affolés qui témoignent n’en démordent pas : plus les mêmes ; ils ajoutent : ils n’ont plus d’émotion. Plus d’émotion : tel était donc l’élément qui clochait, cette dissonance proche de l’imperceptible, par quoi se joue pourtant la différence entre l’humain et le non humain. Miles Bennel, jeune médecin dont nous suivons la trajectoire, abandonnant l’incrédulité première de ses paires, décide de mener l’enquête qui le conduira vers une machination extraterrestre visant au remplacement de l’humanité par des répliques indiscernables de leurs originaux humains mais dépourvus d’affects, se formant dans d’étranges cosses – des « pods » en anglais – arrivées de l’espace. D’anciens amis et alliés, désormais acquis à la cause ennemie et tentant de les persuader de se joindre à eux leur vantent l’idée d’une humanité enfin débarrassée du fardeau des émotions. Prenant la mesure de la catastrophe en cours, Miles Bennel et son amante tentent de passer au travers des mailles du filet qui semble fatalement se refermer sur eux. Les deux fuyards sont alors comme les deux derniers représentants d’une espèce vaincue, promise à la deliquescence ; Adam et Eve nouveaux, porteurs non de la perfection de la création, mais de son imperfection, face à la promesse cauchemardesque d’une humanité amputée de ses défauts de fabrication.
Curieux projet que celui de la podisation de l’homme. A mi-chemin entre le robot, duquel il tient l’absence d’affects, et du zombie, duquel il hérite d’un corps encore organique, le pods représente une curieuse modalité de la dévitalisation, entre le rêve techno-scientifique d’une émulation machinique du comportement humain et le cauchemar d’un corps mort-vivant condamné à l’errance. Organisme entre la vie et la non-vie, le pods est un vivant duquel on a amputé la vitalité ; un corps anesthésié de toute vie affective, dont on a enfin calmé la nervosité encombrante, maitrisé les muscles récalcitrants, et supprimé les pulsions nuisibles pour le rendre entièrement disponible à sa fonctionnalité sociale. De la promesse transhumaniste, le pods réalise la maîtrise d’une chair conçue comme un fardeau inutile, mais sous l’espèce du retrait et non de l’ajout : homme diminué plutôt qu’augmenté. Le pods se trouve en réalité davantage du côté pharmacologique que cybernétique, évoquant la possibilité d’une régulation autoritaire de l’humeur bien plus qu’une surhumanité technologique, et lorgnant vers un certain usage moderne des psychotropes. Le pods est la promesse d’un ajustement maximal de l’individu à son environnement, d’une maîtrise intégrale de sa réponse comportementale. Car les émotions sont pourvoyeuses de désordre ; l’affect, en s’insérant entre les stimuli du monde et l’action à accomplir, la retarde, génère un écart, la possibilité du mouvement aberrant 1. Le rêve techno-scientifique d’un dépassement de l’humain, le pods le rejoint par le bord sécuritaire, nettement moins ludique, d’une vaste mise sous contrôle des affects – plutôt du côté de la camisole chimique que des nano-puces. Ce devenir-rouage des individus est illustré dans le film par ces grandes masses de podisés transportant à la chaîne les cosses desquelles naîtront d’autres podisés et ainsi de suite : absurdité d’une humanité vouée à la reproduction sans fin de son aliénation.
A première vue, L’Evadé d’Alcatraz nous transporte loin de cette science fiction paranoïaque. Il n’y est nulle part question de colonisateurs extraterrestres et encore moins de cosses atypiques. Ce contraste est seulement apparent, et les deux films, qui entretiennent de puissants rapports d’échos, forment un dyptique cohérent sur l’aliénation et la perte d’humanité.
En effet, la prison d’Alcatraz n’est-elle pas comme un laboratoire où s’expérimentent, par des moyens humains, trop humains, la dévitalisation et l’endormissement des affects ? Nul besoin d’imaginer le concours d’une puissance extraterrestre pour expliquer la domestication des hommes : elle se pratique déjà dans nos institutions. Et l’on comprend alors que Body Snatchers est comme la destination cinématographique de L’Evadé d’Alcatraz, son rêve secret et mortifère, et la podisation des hommes le point d’aboutissement souhaité de toute prison, plus largement de toute société de contrôle, son utopie secrète et malade : pour rendre l’individu parfaitement conforme à l’ordre social, pour lui faire faire ce qu’il refuse de faire de lui-même, il fallait supprimer la possibilité même du refus et de la rébellion ; ce qu’Alcatraz parvient à faire par les moyens de la discipline et de la menace, les body snatchers y sont parvenu en substituant aux hommes tels qu’ils sont une humanité alternative. Pour conduire les hommes, il fallait d’abord les faire plonger dans le demi-sommeil d’une vie sans intensité, et ainsi tarir à sa source organique, celle de la vie affective et de ses variations, la possibilité même du dissensus – la somnolence comme biopolitique.
Comme dans Body Snatchers, on trouve dans l’Evadé d’Alcatraz un individu qui résiste : Frank Morris, professionnel de l’évasion. Miles Bennel incarnait le refus d’entrer dans la grande machination des body snatchers, et ce refus individuel enveloppait celui – métaphysique – d’une vie humaine amputée des mouvements instables de sa vitalité ; Frank Morris cherche seulement à s’évader d’une institution fatalement installée, et qui semble intouchable : entre les deux films, c’est le pessimisme qui a gagné du terrain. Il n’est pas étonnant que Siegel ait choisi Eastwood pour interpréter son personnage principal, lui qui incarne comme peut-être aucun autre acteur une certaine idée de l’individualisme, qu’il aura su décliner sous de multiples formes au cours de sa carrière, et que son jeu si reconnaissable dit mieux que tout discours : taciturne, sépulcral, peu disert sur ses motifs mais le geste sûr, il est celui qui cherche avant tout à ne pas être dominé – forme négative et minimale de l’héroïsme.
Dans le mémorable incipit du film, le prisonnier Frank Morris est transporté en bateau jusqu’à la prison, dans un silence anxiogène ; après avoir subis la rapide et brutale analyse d’un médecin carcéral, il est emmené jusqu’à sa cellule, complètement nu, entouré par deux gardiens. Un long travelling avant dans le corridor sombre de la prison nous révèle l’imposante stature de l’acteur, plus grand et large que les deux matons qui l’escortent. Cette nudité provisoire, bientôt recouverte par l’uniforme réglementaire, c’est l’humanité à la fois vulnérable et brutale qui subsiste sous les étoffes du monde carcéral : la vie nue, à la merci du pouvoir, d’où émane dans le même temps une sauvagerie virginale, rétive à la domestication sociale. Le corps d’Eastwood est beau, imposant, exhale encore la force et la puissance : entre les deux silhouettes blafardes qui l’emmènent dans sa cellule, il tient presque du surhumain.
Cette nudité n’est pas celle du premier homme : c’est celle du dernier, menacé d’absorption par la grande machine à domestiquer l’humain, et opposant les dernières forces vitales qui lui restent. Ce corps, fièrement debout, droit et digne, dit non de toutes ses fibres. Mais d’un non qui est comme usé, affaibli : le prisonnier Frank Morris traine derrière lui plusieurs décennies d’emprisonnement et plusieurs tentatives d’évasion. Autant le Docteur Miles Bennel mobilisait toutes ses forces pour échapper à l’entreprise de déshumanisation extraterrestre – la première séquence, chronologiquement située à la fin du film, nous le montre hurlant à qui veut l’entendre sa découverte, celle d’un remplacement des humains, le regard habité par la folie – , autant le dispositif carcéral de L’Evadé d’Alcatraz rend impossible une telle offensive contre l’envahisseur : comment résister à la déshumanisation lorsque celle ci se trouve déjà entièrement organisée à l’échelle des institutions humaines ? Comment fuir lorsque toute possibilité d’échappement est rendue impossible ? Cette impossibilité d’agir constitue le versant désenchanté et proprement mélancolique du film : les prisonniers blafards aux contours interchangeables, déambulant dans la cours de la prison, esquissent une humanité d’où a définitivement déserté toute possibilité d’un salut commun. Morris lui-même semble gagné par la fatigue, habité par la mort, dépensant peut-être ses dernières forces pour ne pas sombrer entièrement – seul Eastwood pouvait incarner cet héroïsme singulier, toujours menacé par la fêlure.
De Body Snatchers à L’Evadé d’Alcatraz la stratégie doit donc s’inverser ; puisque les moyens de la lutte ont disparu, il faudra d’abord offrir au regard panoptique de la prison ce qu’il attend, et se faire interchangeable, muet, anonyme ; devenir ce corps que n’habite plus aucun mouvement contradictoire, simple présence comptable – « on ne fait que ça dans ce trou : compter. On compte les heures, les matons nous comptent, et les chefs comptent les comptes », affirme English, un des personnage, à Morris ; endosser tous les signes extérieurs de l’automatisation : devenir les pods que la prison veut faire de nous. A cet égard, une séquence emblématique de Body Snatchers s’avère programmatique : Miles Bennel et sa compagne, sachant la rue envahie de toutes parts par des répliquants, doivent pour passer inaperçus en endosser la figure : lisses, impavides, imperturbables – stratégie de contournement du pouvoir par subordination factice. Il s’agira donc pour Morris de faire disparaître de soi les symptômes d’une sensibilité trop récalcitrante ; face au contrôle exercé par la prison, accroitre le contrôle de l’esprit sur son corps ; ôter à la prison le monopole de l’empire qu’elle s’arroge sur les êtres par un durcissement de l’empire de soi sur soi : retournement du zèle en ruse. Dans les minces interstices laissés par le maillage serré du pouvoir carcéral, subsiste une zone étroite où les prisonniers tentent d’échapper à une totale déshumanisation : c’est le bouton de fleur jalouseusement gardé par Doc, ou le rat caché par un des personnage ; autant de signes, infimes et précaires, d’une subjectivité qui rejimbe à disparaître : autant d’indices que l’institution n’est pas allé au bout de sa tâche, que parmi les podisés se cachent encore quelques humains entêtés – dans la séquence précédemment citée de Body Snatchers, la compagne de Miles menacait de faire échouer leur plan par un cri de sursaut, marque indubitable d’une sensibilité humaine.
Il s’agira donc pour Frank Morris, de mobiliser toute son énergie à l’élaboration silencieuse des moyens de sa fuite. Tout colosse disciplinaire qu’elle est, Alcatraz n’en possède pas moins son talon d’Achille : des murs friables, que l’on peut lentement et silencieusement effriter la nuit, afin de rejoindre les canalisations, le toit de la prison, et enfin la mer. La nuit : gratter. Le jour : pas de vague. Aussi l’intelligence du film tient-elle dans l’invention d’un régime de narration qui épouse l’impossibilité d’agir des personnages ; L’Evadé d’Alcatraz est un film de la non-action : la dépense énergétique étant rendue impossible par le dispositif carcéral, la convertir en méthode, en tactique, en micro-gestes; surtout ne pas déployer ses forces vers l’extérieur, ce ne serait que pure perte ; privilégier la ruse, l’attention aux détails, repérer les points faibles. Siegel opte pour une mise en scène froide et behaviouriste, quasiment dénuée d’intensité émotionnelle, qui déploie patiemment la stratégie de Frank Morris. La plus grande partie de L’Evadé d’Alcatraz consiste ainsi dans l’exposition minutieuse, et quasiment didactique, du plan d’évasion, évacuant tous les éléments d’intrigues secondaires caractéristiques du film de prison. Filmée quasiment comme un traité étape par étape, sans heurt ni spectacle, davantage cérébrale que viscérale, cette évasion est celle d’hommes peut-être déjà gagnés par la dévitalisation. C’est que la tactique est affaire de cerveau, pas de vie : elle est l’expédient que trouve la pulsion lorsqu’elle ne peut se décharger dans une réponse immédiate. Faute de pouvoir s’extérioriser, la vie se convertit en intelligence – au détour d’un plan sur son dossier carcéral, nous apprenons que Morris est un surdoué. Tel est le paradoxe que déploie le film : pour s’échapper d’un monde gagné par la dévitalisation, il faut user de moyens eux-mêmes pauvres en vitalité.
Ainsi, le régime d’action de l’évasion n’est pas la révolte, mais l’auto-disparition : la nuit du départ, Frank Morris et ses complices laisseront dans leur lit des têtes de papier mâchés qu’ils feront dépasser de leur couette ; la nuit, qui rendra indiscernables corps authentiques et corps de papier, être humain et répliquant – on se souvient que c’était durant le sommeil qu’oeuvraient les cosses de Body Snatchers pour remplacer les hommes par leurs clônes sans affects.
On retrouve donc le motif du remplacement de l’humanité au cœur de Body Snatchers, mais il s’agit ici de subvertir le système depuis sa propre logique, en oeuvrant en quelque sorte à son auto-remplacement : devancer sa propre réplication, son devenir-pods, se vider de sa substance humaine jusqu’à ne laisser subsister qu’une enveloppe vide en papier machée. Les aliens de Body Snatchers voulaient remplacer les hommes par des pods, il s’agit ici de remplacer les pods que l’on veut faire de nous, dans une dialectique qui voit les négateurs niés à leur tour. En vérité la dialectique n’est qu’apparente, car la fin du film laisse subsister les dispositifs de domestication sociale à l’identique. L’évasion n’emporte avec elle aucune possibilité d’émancipation collective ; individualiste par essence, elle est affaire de virtuoses. Aussi la réussite de Morris laisse-t-elle au spectateur comme un goût amer de désenchantement : derrière eux, toutes les Alcatraz du monde continuent leur travail. Opportuniste et intersticielle, telle est la liberté qu’il reste aux derniers hommes.
Le pessimisme du film se remarque également à l’absence totale d’élément féminin– la prison est un monde d’hommes – quand Body Snatchers, en faisant d’un couple l’agent de résistance au devenir-pods, laissait affleurer l’idée d’une possible régénération de l’humanité. D’où le fait que l’amour, puissance de débordement vital, par quoi l’homme dit son insuffisance ontologique, sa précarité – son imperfection – était présentée par le film comme l’ultime subversion contre les body snatchers. En voulant abolir la vie affective, c’est l’ordre même de la différence sexuelle qu’on supprime : poussant dans des cosses, le pods rend la sexualité inutile – son horizon est un monde vidé d’autrui 2
Mais ces pods, réels dans Body Snatchers, métaphoriques dans L’Evadé d’Alcatraz, de quoi sont-ils la métaphore ? Si le film de Siegel renvoyait ses contemporains à la paranoïa anti-rouge qui saisissait alors les Etats-Unis, il revient à Philip Kaufman, qui en réalise le remake en 1978, de faire un film qui davantage évoque la dissolution contemporaine de notre individualité dans les grandes masses anonymes générées par le capitalisme contemporain et le consumérisme – on a les body snatchers de son temps. Comme le souligne Olivier Père 3, ce n’est pas un hasard qu’il choisisse de délocaliser l’intrigue de la tranquille bourgade de Santa Mira à la grande métropole qu’est San Francisco. La grande ville moderne, avec ses foules d’individus affairés, salariés interchangeables marchant d’un pas décidé vers les lieux de leur aliénation, est comme la préfiguration de l’invasion à venir, et les hommes qui l’habitent y ressemblent déjà à leurs futurs répliquants. Entre nous et les futurs pods la différence n’est pas tant de nature que de degré et la relation moins de conflit que de de complémentarité : ils trouveront dans nos métropoles des hommes déjà fatigués de vivre, déjà faits choses, et n’auront plus qu’à achever une œuvre de décadence que nous aurons commencé par nous-mêmes. En suggérant la présence d’un mal déjà là, en atténuant la différence entre l’humanité et son simulacre à venir, c’est presque l’invasion extraterrestre qui en devient inutile, et pur appendice fictionnel. Dans le même temps que s’émousse l’altérité du danger, et que l’Autre devient indiscernable du Même, c’est la paranoïa qui gagne du terrain. C’est un des apports de Body Snatchers au genre de l’épouvante que d’opérer la scission du mal et du monstrueux : logé dans le champ, au cœur de notre vie, il s’y fait plus sournois, arborant les traits rassurants de nos semblables, laissant l’individu sans autre secours que la méfiance généralisée. C’est peut-être là la puissance de décillement de la paranoïa, que de voir que quelque chose est déjà là, se joue devant nous, que pourtant nous ne savons pas voir. La paranoïa est le nom psychologique donné à la lucidité, lorsqu’elle voit le mal revêtir le déguisement rassurant du semblable. Ebranlant l’ordre social et la relation de confiance qui fonde la possibilité de toute communauté, elle doit être neutralisée, coupée de sa relation avec le réel. Dans le film de Kaufman, Miles (Donal Sutherland) conseille à son amie Elizabeth (Brook Adams), toujours plus intimement persuadée que son mari a été « remplacé », d’aller voir un psychologue. Ce dernier, interprété par Leonard Nimoy, lui oppose une psychologisation rassurante, lui parle de son couple et des épreuves qu’il traverse, qui pourraient expliquer sa soudaine méfiance, bref, recouvre la réalité du voile pudique de la sentimentalité personnelle. Pour neutraliser la paranoïa, il fallait faire en sorte que ce qui a été vu n’ait pas été vu, afin de rapatrier le réel dans la vie psychique des individus, détourner leur regard du monde pour le retourner vers leurs subjectivités idioysncrasiques, en convertissant la lucidité en folie privée : psychologiser pour mieux régner. 4
C’est en prenant le parti de ceux qui voient, de ceux qui ont vu quelque chose, contre tous ceux qui voudraient nier ce qui est vu, que le cinéma d’horreur se révèle comme étant profondément un cinéma du réel – cinéma de voyants. Déchirant le voile rassurant de la réalité, l’horreur est toujours telle que son surgissement ne semble pas pouvoir être perçu sans être aussitôt dénié, scindant en deux camps ceux qui ont vu, qui en ont pris acte et qui savent qu’il est impossible de rétrograder, et ceux qui ont décidé de s’aveugler en se berçant de l’illusion qu’il ne s’est rien passé – réalité du monstre, fiction de sa tranquille dénégation. Mais en délestant le mal de son caractère exogène, en montrant que nous en sécrétons l’émergence, le cinéma d’horreur risque aussi de se perdre comme genre aux codifications reconnaissables : défait de ses atours monstrueux, le mal perd son caractère d’exception, se fond dans le banal, et nous revient alors comme notre œuvre propre, notre créature.
Dans Body Snatchers et L’Evadé d’Alcatraz, c’est moins le mal qui apparaît que notre capacité à y résister qui s’est perdu. Par-delà les différences conventionnelles de genre, c’est de la même chose que nous parlent les deux films : de notre disparition ; mais d’une disparition infime, insensible ; d’une disparition par érosion progressive de notre désir, de nos passions, d’une mort par pacification et aplanissement des conflits. Telles sont probablement les véritables catastrophes : lentes, imperceptibles, diffusant lentement leurs poisons dans le tissu social et la banalité de nos rapports quotidiens. Comme les pods dévitalisés qui envahissent progressivement les rues de Santa Mira ou de San Francisco, nous avons été gagnés par l’indifférence et l’apathie. Le drame est peut-être que nous en sommes venus à désirer cet état de chose, et que le pods ait cessé d’être une figure repoussoir pour incarner l’horizon secrètement voulu d’un monde enfin soulagé des affres du dissensus. La grande peur qui animait les dominants du 19ème siècle, celle d’une révolte des classes dangereuses par contamination de l’excitation nerveuse, nous avons fini par la faire nôtre. C’est de notre vitalité que nous avons peur, de notre corps que nous nous méfions et dont nous contenons les mouvements trop brusques et les passions séditieuses – emprise sécuritaire de soi sur soi. Nous avons épousé notre affaiblissement, communié dans l’extinction de nos affects et désiré la promesse d’une aspetisation généralisée du monde. Peut-être même sommes-nous enfin prêts à accuillir notre disparition avec sérénité.
- « […] elle (la subjectivité) surgit dès qu’il y a un écart entre un mouvement reçu et un mouvement excécuté, une action et une réaction, une excitation et une réponse, une image-perception et une image-action », Deleuze, L’image temps, les éditions de minuit, 1985, p 66
- « le rêve posthumain fait du sexe un vestige, le signe indésirable de cette archaïque condition animale dont il entend libérer l’homme. Fin de la sexualité, fin de la différence des sexes, et avec elle de l’altérité fondamentale où puise le symbolique : dans l’éden posthumain, l’homme futur poussera sur lui-même, auto-accouché sous le parrainage de la science qui a fait de lui une machine – ou une plante : clone vient d’un mot grec qui signfie « jeune pouse ». » , Jérôme Momcilovic, Prodiges d’Arnold Schwarzenegger, Capricci , 2016, p136.
- https://www.arte.tv/sites/olivierpere/2017/06/17/linvasion-profanateurs-de-philip-kaufman/
- » L’âge de l’anesthésie est l’âge de l’organisation chimique de la séparation : l’âge où chaque problème doit être considéré comme relevant de celui qui en souffre, sans que jamais, jamais, celui-ci puisse être réinscrit dans ce qui le dépasse. », Laurent de Sutter, L’âge de l’anesthésie – la mise sous tutelle des affects, Les liens qui libèrent, 2017