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Critique de Toy Story 4, de Josh Cooley

Histoire d’hommes

Drôle de psychologie que celle des jouets. Venus au monde pour plaire aux enfants, ils vivent intimement leur finalité industrielle sur le mode de la vocation. Ils s’animent dans le dos des hommes, mais c’est pourtant sous leur regard aimant qu’ils trouvent le lieu de leur jouissance. Jouissance paradoxale qui se signale par un échappement de la vie – sous les yeux des enfants ils sont des corps inertes. Tripotés, mis en scène par leur propriétaire, ils se réconcilient avec leur essence. Délivrés d’un surcroît d’existence dont ils ne savaient quoi faire, ils sont rendus à la pure hétéronomie de l’imaginaire enfantin. Au début du film, une figurine de rhinocéros laissée au placard regarde avec tristesse les autres jouets se faire manipuler dans un jeu de dinette ; son temps est passé, l’enfant ne veut plus jouer avec elle. La détresse de Gabby Gabby, la poupée défectueuse qui incarne l’antagonisme du film, tient toute entière dans ce sentiment d’être en trop dans le monde. Elle voudrait redevenir ce qu’elle est, un simple corps de plastique, entre les mains de l’enfant. Suspendre son histoire propre pour se faire pur fétiche. S’il y a une ‘’toy story’’, c’est parce qu’il existe des jouets malheureux – les autres n’ont pas d’histoire.

On comprend dès lors que ces petites créatures aimantes et fébriles, travaillées par l’angoisse de l’abandon, aient donné au studio Pixar sa saga la plus féconde. Confrontés à l’irrémédiable vieillissement de leurs maitres, Woody et ses pairs sont en quête d’un lieu qui leur garantira une éternelle absence à eux-même ; mais leur route est une succession de rencontres avec des jouets fracassés, marginalisés et névrotiques, incapables de donner une valeur à leur existence, au delà du doux sommeil procuré par les jeux d’enfant. C’est ce sillon que continue de creuser Toy Story 4, mais sa force propre vient d’une inédite frontalité dans la confrontation avec la question existentielle. Lorsque l’enfant est parti, que suis-je en droit d’espérer ? Le film dessine alors un étonnant horizon d’émancipation, absent des premiers épisodes et qui constitue une réelle évolution philosophique dans l’univers construit par la saga, jusque là vouée à faire osciller ses personnages entre la crainte de l’abandon et la joie du jeu avec le maître. Pour la première fois, l’hypothèse de l’autonomie des jouets est formulée, c’est-à-dire d’une rupture avec la loi dictée de l’extérieur par leur condition de divertissement enfantin. La liberté est rendue à Woody ; en arrêtant de l’aimer, l’enfant l’a délivré de sa fonction. Woody devient, selon l’expression des personnages, a lost toy. Et qu’est-ce qu’un jouet perdu, si ce n’est un homme ? Le désir d’être aimé par un enfant n’est pas éliminé – il est au contraire glorifié par le film, et lui offre ses moments d’émotion les plus denses – mais il devient une composante parmi d’autres d’une authentique psychologie capable d’autonomie. Et l’on peut alors relire la saga au gré de cette vision : la toy story n’aura été que l’histoire des hommes, ces petites choses libres mais aimantes trop aimantes.

Gabby Gabby, la poupée défaillante

Histoire de monstres

Il faut pourtant se garder d’une glorification hâtive de cette madeleine que constituent pour certains d’entre nous les films Toy Story. Ce quatrième volet étonnamment ouvert dans son esprit – on n’ose pas dire libertaire, car on devine la reconstitution d’une cellule familiale assez classique derrière l’émancipation de Woody – gagne à être relu à l’aune d’une rétrospective de la saga entière, pour comprendre ce que l’on a gagné en route. Après avoir revu le premier film, on est déçu par son sous-texte idéologique incroyablement conformiste, auquel la bonhommie supposée de son créateur John Lasseter nous avait jusqu’à présent rendu inattentifs. Résumons : Andy était le bon enfant, poli et affectueux, mais surtout parfaitement soumis à l’industrie du divertissement. Il ne jurait que par Pizza Planet et Buzz l’Eclair, autrement dit des marques, des logos et des mythologies promotionnelles, qu’il avalait avec enthousiasme et régurgitait telles qu’elles. Les aventures qu’il faisait vivre à ses figurines étaient directement inspirées du discours marketing, et complétées par la panoplie intégrale des produits dérivés – housse de couette en sus. Andy était le portrait-robot de l’enfant idéal de la Walt Disney Company. Mais de l’autre coté de la rue, terré dans sa chambre filmée comme un laboratoire d’expérimentations morbides, sévissait un second enfant. Sid était le miroir inversé d’Andy, turbulent et bricoleur. Il fabriquait des jouets inédits en démembrant les poupées de sa petite soeur. Insoumis à l’imaginaire des publicités de jouets, il inventait ses propres récits. Mais sous l’oeil de John Lasseter, ces inventions étaient sacrilèges. Il fallait donc charger son responsable d’attributs repoussants. Dans les coordonnées disneyiennes, les motifs de la négativité sont une vague imagerie hard-rock, un appareil dentaire, et surtout, comble de l’abomination, la destruction d’une figurine de soldat avec un pétard. C’est cette action qui d’ailleurs introduisait le personnage, afin d’appuyer son immorale violence – à la fin du film, Sid était, dans ce même jardin qui lui avait servi de terrain de jeu, châtié comme il se doit. On le retrouvait enfin dans le troisième épisode, au détour d’un plan, en employé municipal chargé des ordures… Admettons que les épisodes suivants le premier volet furent plus respectueux de la créativité juvénile et moins frontalement père-fouettards ; on se souvient de la scène d’ouverture du troisième épisode, explosion de situations farfelues qui voyaient se rencontrer tous les personnages peuplant l’imagination d’Andy. Mais toujours les personnages étaient des jouets, conçus comme tels par des fabricants spécialisés. Toy Story 4 accomplit un pas de plus dans l’exploration de sa petite métaphysique, en faisant intervenir un jouet créé par l’enfant lui-même. On pourrait dire qu’il libéralise sa mythologie : tout objet peut en droit recevoir la vie. En introduisant dans sa saga le personnage de Fourchette, créé ex nihilo par un geste mal dégrossi, la saga amende ainsi (quoique timidement) son éthique de marchand de jouet, qui la faisait punir les gamins déviants et promouvoir des imaginaires conformes.

Fourchette

Mais Fourchette est d’abord un défi d’animateur, et l’occasion pour Pixar d’explorer toujours plus loin son génie du mouvement. On sait déjà quelles prouesses ils avaient accomplis par le passé : depuis la lampe de Luxo Jr. jusqu’au robot-compacteur de Wall-e, le studio a toujours su trouver dans des objets inanimés les ressorts minimaux de l’anthropomorphisme, nécessaires et suffisants pour produire un authentique attachement émotionnel. Une paire de jumelles en guise d’yeux, dont l’articulation centrale singe les jeux de sourcils, suffit à composer le visage de Wall-e. Une esquisse de visage. Un schéma. Encore que le schéma appauvrit en soustrayant ; le pari de l’animation est au contraire d’intensifier en simplifiant. Trouver le geste qui dit tout. Synthétiser l’humeur en un mouvement. Luxo Jr. frétille lorsqu’il poursuit sa balle : son corps de lampe remue comme la queue d’un chien. Ça dure une demi-seconde, c’est une simple rotation dans l’axe, mais immédiatement ça évoque. Ça fait sentir. Quelque chose s’excite dans ce corps métallique. Si le personnage de Fourchette est le passage à la réflexivité de cet art de l’animation des inanimés, c’est qu’il ne se sent pas bien dans son corps d’objet. Ses yeux sont des gommettes qui le font loucher ; ses jambes sont des bâtons de glace collés à la patafix, lui donnant une démarche chaotique. La vie dans cet objet ne s’y trouve pas à son aise. Double prodige des animateurs de Pixar : mettre Fourchette en mouvement, et mettre en échec cette mise en mouvement. Animer l’impossibilité de s’animer convenablement. Fourchette est en lutte avec son corps rapiécé, dont les arrangements vitaux sont bancals et fragiles. Tous les jouets sont à leur manière les esclaves d’un corps capricieux, qui leur dicte une forme de vie : Monsieur Patate est régulièrement décomposé en morceaux ; les soldats en plastique ont les pieds collés à leur support ; les nouveaux-venus Ducky et Bunny sont cousus en siamois. Woody lui-même est sans cesse ramené à sa condition de coton et de plastique : combien de fois a-t-il été repeint, déchiré, recousu, déformé, abimé ? Fourchette est le spécimen exemplaire de ce catalogue des disgrâces. Il est le roi des freaks, et rappelle dès lors que tous en sont. C’est peut-être le secret de l’énigmatique placidité des jouets, lorsqu’ils sont entre les doigts des enfants : faisant les morts, ils peuvent pour un moment oublier qu’ils sont des monstres.

Lorsque la caravane s’éloigne à la fin du film, et qu’il faut dire adieu – pour la dernière fois, sans doute – à Buzz et sa bande, on se surprend à vouloir prolonger le geste d’émancipation de Woody ; à rêver d’une libération collective des petits monstres. Lassés d’aimer les enfants, ensemble ils prendraient le large – non sans un discours édifiant aux Nations Unies. Ils fonderaient une communauté démocratique, qui répare les infirmes et protège les droits. Ils tomberaient peut-être en dictature. Peut-être que ça finirait très mal. Petits monstres, encore un effort si vous voulez être des hommes.