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Sur quelques films de Kervern et Delépine

Les films subversifs se reconnaissent souvent à leur façon d’emprunter des voies détournées, des chemins de traverses, conduisant à une réalité que le regard ordinaire ne saurait percevoir, montrant par là que le regard « nu », neutre, qui ne modifie rien de ce qu’il place sous nos yeux – c’est, par excellence, le regard journalistique dominant – , loin de nous mettre face à la « réalité » qu’il faudrait voir pour déclencher la « prise de conscience », est bien plutôt la meilleure façon de ratifier les catégories idéologiques et politiques qui orientent tacitement notre regard, et partant, notre jugement. Les films de Kervern et Delépine ont compris cette leçon de chose fondamentale, et travaillent depuis plusieurs films à l’élaboration d’univers, de personnages, de langages, de mises en scène capables de montrer la réalité sociale contemporaine, et formant une œuvre profondément et subtilement politique. Que leur cinéma soit un cinéma social, au plus près des déclassés, on s’en doutait depuis longtemps ; mais on n’a pas assez souligné le parti pris profondément anti-réaliste qui guide leur création. Anti-réaliste : voilà un terme curieux pour qualifier un cinéma dont les thématiques ne sont autre que les délocalisations d’entreprise, le chômage, la retraite etc. et dont les lieux ne sont autres que ces « non-lieux » produits par la surmodernité que conceptualise Marc Augé 1  : espaces sans identité, non d’habitation mais de circulation, non de rencontre mais de consommation monadique et anonyme, supermarchés, zones commerciales, autoroutes etc2.

Hors lieux et contrastes

Mais Kervern et Delépine ne s’arrêtent pas à la simple monstration de ce spectacle navrant et désenchanté : leur cinéma montre que de l’anonymat généré par la destruction marchande du monde émerge de la communauté, du hors lieu émerge du lieu véritable. Leur anti-réalisme est un utopisme, au sens fort et au sens propre du terme : chez eux la reformation du lien passe par la réappropriation d’un lieu.

Dans leur dernier film, I feel good, ce lieu est une communauté Emmaüs à Lescar, près de Pau, dont Monique Pora, interprétée par Yoland Morau, est une des membres. Un jour, cette dernière voit débarquer son frère, joué par Jean Dujardin, looser mégalomane, dont l’unique obsession est de trouver l’invention qui le rendra riche et célèbre. C’est là qu’auprès des pauvres et de leurs gueules abîmées lui vient cette idée : créer une entreprise de chirurgie esthétique afin de rendre les pauvres beaux. Le film raconte l’échec de cette tentative, et comment à la fin, c’est la communauté Emmaus qui gagne, contre les poisons de l’ambition et de l’argent. Les liens communautaires authentiques contre l’atomisation individualiste du monde : idée qui revient souvent dans leur œuvre, écho d’un certain socialisme très 19ème siècle, se frayant une voie chez les néo-prolétaires de notre temps, chômeurs, lumpen punk à chien, et ouvriers errants à la recherche d’un patron voyou. Cet éloge des simples, des enracinements authentiques dans un monde de flux, est caractéristique d’un certain néo-orwellisme3 d’une partie de la gauche intellectuelle française : il s’accompagne souvent d’un fond largement conservateur, où l’anti-libéralisme y est prétexte à un refus des revendications minoritaires, considérées comme complices du marché dans sa destruction de tous les liens traditionnels 4 . Mais les films du duo échappent à ces facilités grotesques, par l’élaboration d’univers sociaux et géographiques dans lesquels se conjoignent le collectif et l’individuel, la fraternité communautaire et les luttes minoritaires, sans jamais que l’un des deux pôles ne se subordonne l’autre.

C’est que la communauté ne va jamais de soi dans leurs films, elle ne procède jamais d’un sentiment d’appartenance spontanée, de l’adhésion automatique à un « on » : elle est toujours un résultat, qui se conquiert dans des luttes et des formes de vie communes, et qui émerge dans un certain lieu, dans un fragment de temps et de monde. La communauté est rare : elle arrive quelque part, dans des conditions particulières, ici et maintenant : cinéma d’un socialisme incarné. Que ce soit dans la zone commerciale du Grand soir, dans les locaux complètement vides d’une entreprise délocalisée dans Louise-Michel, ou au bord d’une autoroute dans I feel Good, c’est toujours dans les interstices du monde moderne que peut réémerger du commun, du lien et donc de l’émancipation : creusez plus profondément dans le néant topologique du capitalisme néo-libéral, ses zones commerciales, ses entreprises désaffectées, ses campagnes délaissées, et vous y trouverez les ferments d’un espoir révolutionnaire : des micro-insurrections dans Le Grand soir, des chasses aux fonds vautours dans Louise-Michel, et dans I feel good, cette véritable utopie qu’est le système Emmaus, sorte d’excroissance égalitaire et écologique en bordure d’autoroute.

L’insurrection ne viendra pas de là où on l’attend, semble nous dire leurs films, ne partira pas de masses organisées dans les lieux et les circonstances où nous nous sommes habitués à les attendre et à les voir apparaître – grandes métropoles, réunions ouvrières, manifestations syndicales – mais de ces zones que l’on croit vides d’espérances et de toute possibilité de révolte, vide comme le parking du Grand soir, et comme les locaux de l’usine délocalisée dans laquelle se rendent une dernière fois Yoland Moreau et ses copines ouvrières. Leur parti-pris communautaire est donc bien loin de l’imagerie révolutionnaire des grands nombres et des collectifs conscients d’œuvrer dans l’histoire. L’insurrection est vouée à la dissémination, et la politique au groupusculaire : pas d’action de masse, mais des îlots de révoltes, des poches insurrectionnelles dans un monde qui en a perdu même l’espérance lointaine. La révolte à l’ère néo-libérale est minoritaire : aux marges du monde, dans la laideur des périphéries urbaines, faites par quelques pommés.

Micro-politique

Minoritaire, leur cinéma l’est également par le fait qu’il fasse se mêler perpétuellement toutes les marginalités, sans jamais que le récit ou le cadre ne choisisse de les hiérarchiser ou de les ordonner. C’est par exemple, Le Grand soir, qui réunit un punk à chien et un commercial venant d’être licencié. Interprété par Dupontel, ce dernier incarne l’adaptation parfaite aux formes de vie et de travail contemporaines ; la zone commerciale, dans laquelle se trouve le magasin de literie qui l’emploie, est son milieu symbiotique, un endroit « au norme, avec des gens aux normes », comme il se plait à l’affirmer à son frère qui a depuis longtemps pris la tangente. La perte de son emploi aura rapidement raison de son assommante normalité et précipitera sa folle conversion en révolté.

Burn-out

Voilà alors la fratrie dysfonctionnelle à nouveau réunie, pour un pathétique appel à l’insurrection, clamant dans le vide à qui veut l’entendre – allant même jusqu’à passer l’annonce au micro d’une grande surface – que le grand soir aura lieu « à 20h00 devant l’ancien Leroy-Merlin ». Les deux se retrouveront seuls, dans un parking sous-terrain – la révolution n’est pas affaire de nombre.

Le devenir-punk du commercial

C’est également le personnage de tueur à gage interprété par Bouli Laners dans Louise-Michel, dont la véritable identité de genre se révèle en cours du film : la gratuité de cette irruption de la question de l’identité sexuelle dans une intrigue prolétarienne se donne dans le fait qu’elle n’est jamais soulignée comme telle, comme un événement particulièrement surprenant : elle se contente d’arriver, avec l’idiotie du réel. C’est encore dans le même film la cargaison de migrants avec lesquels Louise et Michel prennent le bateau pour rejoindre les côtes normandes, manière là encore d’intégrer dans un même cadre ceux dont on voudrait disjoindre les luttes.

Migrants et néo-prolétaires se trouvent unis par un même déracinement, emportés par une même mobilité forcée, par les mêmes flux de déterritorialisation, dans une commune impossibilité d’avoir prise sur un lieu. En cela, I feel good pourrait être perçu comme une continuation optimiste de l’intrigue de Louise-Michel – avec Yoland Moreau comme jonction –, comme la fin de l’itinérance et sa stabilisation dans une communauté, devant résister à sa reconquête par le pouvoir de l’argent. Ainsi l’hybridation des combats ne passe pas par un discours surplombant sur la compatibilité entre elles des revendications, mais par leurs union effective au sein de l’intrigue et du cadre, par une intersectionnalité proprement cinématographique.

C’est en cela que leur cinéma est un cinéma de la minorité : il ne cherche pas à intégrer le minoritaire au sein du majoritaire, le bizarre au commun, mais entremêle les deux dans un même processus où tout sombre dans la même étrangeté. C’est que l’ère néo-libérale a détruit jusqu’à l’existence et l’unité même d’un « peuple » 5 , ou d’une « classe ouvrière » sujet de l’Histoire et porteuse de l’universel : ne subsistent que des minorités proliférantes impossibles à unifier ou hiérarchiser.

Cette absence d’identité et de lutte surplombante ressort dans leur façon de composer les espaces, comme des paysages où cohabitent des univers parfois contradictoires. Ainsi de cette séquence au début de Louise-Michel dans laquelle le banquier de Louise vient l’alarmer sur ses dettes : pendant que nous écoutons sa logorrhée insipide nous pouvons observer par la fenêtre qui se trouve derrière lui un panorama champêtre et un gros tracteur.

finance et tracteur

La finance et le rural, à la fois tenus ensemble par le plan et clivés par les bords de la fenêtre : comme si la simple vue d’une campagne permettait de créer une brèche dans un discours emprisonnant, d’assainir le cadre, de sauver le plan de l’emprise du discours technocratique. C’est encore dans le même film, le bar style PMU mi-prolo mi-queer dans lequel se rendent Louise et Michel, pour écouter Philippe Katherine chanter ou pour assister au strip-tease d’un vieil efflanqué sur le comptoir : toujours ce mélange bigarré entre un réalisme cru et la composition d’univers proches de l’invraisemblable.

Cette indétermination des espaces par leurs hybridation a pour pendant la déterritorialisation de tous les pouvoirs, et l’absence de place assignable au pouvoir capitaliste. Dans Louise-Michel, la recherche d’un responsable – pour l’assassiner – de la délocalisation de l’usine où travaillait le personnage interprété par Yoland Moreau va d’échec en échec, jusqu’à parvenir à l’immeuble d’un anonyme fond de pension. Là encore, l’intrigue est indissociable de l’élaboration d’une géographie spécifique : le fond vautour choisi se trouve dans le Jersey, manière de montrer l’extension du capital jusqu’au littoral normand. C’est d’ailleurs une caractéristique de leur cinéma que de ne pas chercher à donner une représentation concrète au pouvoir, comme pour mieux rester du côté des humiliés et des exclus. Dans I feel good, l’appartenance bourgeoise de Dujardin est une identité d’emprunt dont le ridicule et l’artifice est vite démasqué par sa bêtise. Son attitude, ses remarques, ses rituels – comme sa lecture d’une biographie de Bill Gates qu’il surligne religieusement – , tout son être trahit sa volonté d’en être sans en avoir réellement les plis.

C’est finalement à un espoir que nous convie leur cinéma désenchanté, à un espoir réellement à la mesure du désespoir profond de notre temps, et qu’illustre exemplairement l’appel au Grand soir dans le film du même nom : à deux – qu’importe le nombre – , dans un parking sous-terrain, la possibilité insurrectionnelle est la seule qui s’offre à tous ceux que l’époque menace d’être aspiré dans son propre vide. En choisissant pour espaces de leurs intrigues ces lieux désertés par toute signification, cette laideur contemporaine, Kervern et Delépine nous offrent également une méditation géographique sur les espaces des possibles futures révoltes ou des nouvelles utopies.

« Mais comment le cinéma peut-il dénoncer la sombre organisation des clichés, alors qu’il participe à leur fabrication et à leur propagation, autant que les magazines ou les télévisions. Peut-être les conditions spéciales sous lesquelles il produit et reproduit des clichés permettent à certains auteurs d’atteindre à une réflexion critique dont ils ne disposeraient pas par ailleurs. C’est l’organisation du cinéma qui fait que, si grands soient les contrôles qui pèsent sur lui, le créateur dispose au moins d’un certain temps pour « commettre » l’irréversible. Il a une chance de dégager une Image de tous les clichés, et de la dresser contre eux. »

Deleuze, Cinéma I

  1. Marc Augé, Non-lieux, La Librairie du XXe siècle, Seuil.
  2. « Dans la ville en démolition ou en reconstruction, le néo-réalisme fait proliférer les espaces quelconques, cancer urbain, tissu dédifférencié, terrains vagues, qui s’opposent aux espaces déterminés de l’ancien réalisme. », Deleuze, Cinéma I. Il y aurait à poursuivre ces remarques de Deleuze en enquêtant sur les représentations cinématographiques de l’urbanité et de la péri-urbanité à l’époque néo-libérale.
  3. On peut penser ici à l’utilisation massive qui est faite du concept de « commun decency » forgé par Orwell, notamment chez Michéa et ses émules
  4. « A moins, par conséquent, que la gauche moderne ne parvienne à « changer de peuple », […] il est donc grand temps, pour elle, de commencer à comprendre que si ce flamboyant « libéralisme culturel » qui est aujourd’hui devenu son dernier marqueur électoral et son ultime valeur refuge suscite un tel rejet de la part des classes populaires, c’est aussi parce que ces dernières ont déjà souvent compris qu’il ne constituait que le corollaire « sociétal » logique du libéralisme économique de Milton Friedman et d’Emmanuel Macron », Notre ennemi, Le Capital, Jean Claude Michéa, Climats, 2016.
  5. « S’il y avait un cinéma politique moderne, ce serait sur la base : le peuple n’existe plus, ou pas encore … le peuple manque. », Deleuze, Cinéma II, p521.