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Critique de Mektoub my love, Abdellatif Kechiche, 2018

Désir, lumière, et corps

Le dernier film de Kechiche, Mektoub my love, est un film d’été, un film solaire, brûlant, intense, pouvons-nous lire dans les divers résumés, critiques et avis qui en accompagnèrent la sortie au printemps 2018. Il faut dire que la bande annonce donnait le ton en enchaînant, sur le rythme de You make me feel de Sylvester, regards fiévreux, baisers, danse et plage. Un film d’été, donc, avec des jeunes et de la drague. Rien d’exceptionnel jusque là : ne voit-on pas chaque printemps amener avec la régularité saisonnière des giboulées et des premières chaleurs hésitantes son lot de « films d’été », destinés à sortir les libidos de leur torpeur hivernale ? C’est qu’à première vue le film nous présente les éléments caractéristiques du feel good movie de saison, avec son hédonisme automatique, sa séquence de boite de nuit et ses corps livrés à la prédation estivale. A première vue seulement. Car Kechiche prend le désir et la séduction réellement au sérieux : réellement, ce qui implique d’en épouser les incertitudes et les aléas, et d’inventer une forme capable d’en embrasser la profusion, sans les réduire à de simples éléments narratifs. Prendre au sérieux le désir, c’est le suivre, tout simplement, en sa versatilité et son indécision, sans le figer dans une configuration fixe, sans le réaliser dans la finalité supposée – finalité à la fois morale et narrative – de l’engagement amoureux ou même du sexe. Tel est le défi que tente de relever Mektoub my love : Comment filmer la séduction dans son ambiguïté essentielle, sans la subordonner immédiatement à l’intrigue au service de laquelle elle deviendra simple moyen ? C’est bien cela qui fait le caractère si singulier du film de Kechiche : prendre pour objet cinématographique ce qui semble être la négation d’une trame narrative normale, et qui d’ordinaire demeure préparatoire, ou même périphérique à l’intrigue véritable : dans Mektoub, la périphérie devient centre ; le flirt, le désir, la séduction et le plaisir des rencontres n’y sont jamais filmés comme des étapes, étapes nécessaires avant un événement véritable – amour, conflit, ou même sexe – mais simplement, pour eux-mêmes.

On est saisi par le caractère fruste du synopsis : le personnage principal, Amin, est de retour dans sa maison familiale à Sète, pour l’été ; l’occasion de revoir famille, amis, et de faire des nouvelles rencontres sur la plage … Comment un film peut-il tenir plus de deux heures sur un tel vide narratif ? Une simple histoire de retour, sur fond de plage, de bar et de rencontres ; rien de plus ? Non, mais c’est déjà énorme. C’est justement à ne jamais figer le désir dans une configuration fixe, à toujours maintenir sa puissance grosse de potentialités, que le film réussit le prodige de saturer chaque plan d’une intensité dont on ressort à la fin quasiment épuisé. On comprend alors que ce qui intéresse Kechiche, c’est moins l’événement au sens fort du terme, l’épreuve existentielle qui change la vie, que sa constante éventualité, ce qui le prépare ; non le sexe en tant que tel, non l’engagement amoureux, non la fidélité amicale, mais les puissances désirantes – regards, paroles, gestes – qui les contiennent virtuellement, comme des possibilités, et non comme des finalités certaines. Irradiant chaque plan du film comme le soleil de Sète, le désir est ce foyer incandescent auquel nous n’accédons qu’au travers de signes toujours mouvants et ambigus : paroles, regards, mouvements des corps. D’où cette incertitude du spectateur, cette frustration aussi, de ne jamais pouvoir convertir ce qu’il voit en un réel savoir sur les personnages et leurs intentions ; de ne pas pouvoir, en somme, remonter des des effets visibles du désir circulant incessamment d’un personnage à l’autre, à leur foyer originaire.

Cette ambiguïté transparaît d’abord dans la relation d’Amin à Ophélie, amie d’enfance et première personne qu’il retrouve en retournant dans sa ville natale. Leur première conversation est placée sous le signe d’une sensualité que peine à masquer la banalité des propos qu’ils échangent ; les regards qu’ils s’adressent, les fraises partagées, jusqu’au malaise palpable : tout dans cette scène fait signe vers le bruissement d’un désir sans sujet ni objet assignable avec certitude. C’est comme si l’énergie sexuelle dépensée lors de la première séquence – Amin regardant par la fenêtre surprenait Ophélie faisant l’amour – débordait le cadre narratif qui lui était assigné et persévérait par inertie dans la séquence suivante, formant comme un halo autour des deux protagonistes. Peut-être qu’Amin plait à Ophélie, ce que suggère son ironie lorsqu’elle lui dit « t’es devenu presque beau » ; nous serions en tout cas plus aisément convaincu de la réciproque : Amin est épris d’Ophélie ; mais en serons-nous jamais absolument certains ? De la même façon, les regards et la discussion d’Amin et Céline – une des deux touristes qu’il rencontre avec son cousin sur la plage – laissent supposer quelques péripéties à venir ; il n’en sera rien. Le film se meut ainsi dans un espace de potentialités où l’événement s’esquisse en permanence, c’est-à-dire se prépare, nous laisse entrevoir une direction, mais s’esquive 1 également, pouvant disparaître aussi vite que son éventualité avait surgi, tel le flirt possible entre Amin et Céline.

Amin et Céline

C’est que le désir est par essence changeant, versatile, opportuniste, et Kechiche en accepte pleinement les règles, ou plutôt les non-règles : les couples se forment de façon aléatoire, au gré de rencontres contingentes, à la façon des atomes épicuriens déclinant de leur chute en ligne horizontale pour former des agrégats : imprédictibles atomes crochus. Amin et Tony rencontrent Céline et Charlotte sur la plage : premier couple Charlotte-Tony, et un possible devenir-couple pour Céline et Amin. Sur le chemin du restaurant, le groupe nouvellement formé rencontre tonton Kamel : regards, compliments, et jeu de séduction entre tonton Kamel et Céline. Au restaurant, Céline et Charlotte laissées seules sont abordées par Jo ; ambiguïté entre Céline et Jo : flirt, danse, et baiser langoureux. C’est que le désir, dans sa version estivale, se fait plus opportuniste que jamais : les corps et les désirs circulent, à l’intérieur d’un espace – un quartier et une plage de Sète – et d’un temps restreint – les vacances d’été, les deux semaines de Charlotte et Céline – poussant les protagonistes à saisir le kairos, le moment opportun, le temps propice de la séduction. Dans ce laps de temps limité, la danse, dont de nombreuses séquences émaillent le film, fait office de parade nuptiale – soit la danse enivrante de Céline et Jo – ou de potlatch dans lequel les énergies désirantes accumulées sont dépensées en pure perte, comme dans la longue séquence de boite nuit du film.

Du désir et des corps, donc, rien que cela. Et comme un scientifique tâchant de réduire son expérimentation aux seuls facteurs efficients, Kechiche expulse de son film tout ce qui pourrait entraver l’inertie des conatus en quête d’accroissement de puissance, chasse le négatif, pour nous livrer la rencontre, chimiquement pure, des désirs en leur absolue positivité. D’où l’impression que l’on éprouve d’assister, pour tous ces personnages, à une pure parenthèse, à un moment transitoire, et que l’essentiel de leur existence est ailleurs, hors champ. En fait, le négatif n’est pas complètement absent, mais disparaît aussi vite qu’il apparaît, dans la première conversation d’Ophélie et d’Amin, seul moment où les soucis de l’existence de ces jeunes adultes sont abordés frontalement : du côté d’Ophélie, la cirrhose de sa tante, son projet de mariage et les hésitations qui l’accompagnent, sa relation adultère ; du côté d’Amin, son arrêt des études de médecine, son projet de scénario, ses incertitudes … le film pose en une séquence les soucis carte sur table comme pour mieux les chasser aussitôt, comme un pacte tacitement scellé avec le spectateur. Tout ce qui rigidifie l’existence, le choix de telle filière d’étude, de telle configuration amoureuse, ou le tragique de la maladie, se trouve, à part quelques références discrètes au gré des différents jeux de plage, chassé de l’écran, qui n’accueillera désormais que le libre déploiement des jeux de désir. L’hédonisme du film est pleinement assumé : Kechiche ne posera jamais un regard surplombant sur ses personnages en tempérant l’ardeur festive d’une pointe de culpabilité, faisant de l’amusement généralisé et de la fête des moyens de panser leurs blessures. Tout le monde y prend d’ailleurs part, comme dans cette magnifique séquence où la mère d’Amin l’enjoint avec un ton délicieusement prescriptif et maternel de sortir s’amuser plutôt que de rester cloîtré devant le film soviétique qu’il était alors en train de regarder. Si les mères s’y mettent, c’est qu’il n’y a plus aucune raison de résister.

Ce délestage des pesanteurs de la vie ordinaire, c’est aussi une clause de finitude : ce qui arrive à Sète, pendant l’été, n’excédera pas la durée des vacances ; règle tacite des amitiés de colo et de tout amour estival. Ce qui fige le désir se trouve hors de l’écran, et de la même façon, ce qui veut l’engager dans les voies sûres du sentiment amoureux s’en trouvera chassé. C’est ce qui arrive au personnage de Charlotte : nous la découvrons pour la première fois, sur la plage avec son amie Céline, matant avec gourmandise l’arrivée d’Amin et de son cousin Tony, qui s’avancent vers elles. La rencontre entre les deux tandem est d’emblée nimbée de séduction : intensité des regards, mais silence, entre Céline et Amin, tandis que la conversation se resserre sur Charlotte et Tony, qui finiront après quelques fanfaronnades de ce dernier, par aller vers la mer main dans la main, pour s’embrasser. Opportunisme, réceptivité et communication maximales des désirs, resserrement rapide des corps : Charlotte nous semble prompte à accepter les règles du jeu de la séduction estivale. Elle se trouvera pourtant peu à peu marginalisée du groupe – et du film – à mesure qu’elle investira d’un réel espoir amoureux sa relation avec Tony.

Charlotte, à gauche du cadre, le regard perdu

Telle est la cruauté, toute amorale, car il suffit d’en accepter les règles, de l’été 2 , qui consacre la primauté du désir, sur tout engagement plus sérieux. Principe de réalité du désir, fantasme de l’engagement : tel est le principe de l’inversion estivale. En se projetant dans un avenir excédant de loin le temps des vacances, Charlotte a du même coup quitté la partie, comme la cirrhose de la tante.

Mais l’hédonisme assumé, les règles du jeu immanentes aux vacances d’été, s’ils ont eu raison du négatif, laissent néanmoins affleurer une forme de mélancolie, qui n’est jamais la face culpabilisante du film, mais bien plutôt un effet de la finitude de ce qui s’y déroule. C’est que le hasard, formateur des rencontres, ne revêt jamais dans le film une figure héroïque, il n’est jamais le principe de la-rencontre-qui-va-bouleverser-l’existence, mais d’agrégats temporaires de désirs et de corps, dont le deuxième volet du diptyque nous dira s’ils peuvent fournir la matière d’un véritable changement dans la vie des personnages. Dans ce Canto I, il s’agit avant tout de fuir la réalité dans ce qu’elle a de banal et de tristement répétitive, une fuite toute relative, comprimée dans l’espace-temps restreint des vacances à Sète : tôt ou tard les vacances se terminent et les gens retournent dans les rangs. Ces déviations maîtrisées, encadrées, et organisées des trajectoires existentielles, ces sorties partielles de l’ordre social autorisées par l’ordre social lui-même, rappellent ce que Deleuze et Guattari, dans leur typologie des « lignes de fuite », appelaient les « lignes souples ». Rappelons les trois types de lignes qu’ils thématisent dans Milles plateaux : les lignes durs, les lignes souples, et enfin les véritables lignes de fuite, trois modes de rapport aux segments d’existence que la société a déjà pré-tracé pour chaque individu. Les lignes dures sont celles qui nous assurent un chemin existentiel certain, une finalité à atteindre, un « avenir » : une famille, un emploi, une carrière etc. ce sont les lignes que nous assignent les dispositifs de pouvoir, les États et les institutions. 3 . Les lignes souples, elles, gravitent autour des lignes durs, s’en écartent mais toujours pour y faire retour : c’est l’ouvrier sur le piquet de grève qui retourne à l’usine, l’étudiant en voyage reprenant la faculté. Enfin les lignes de fuite à proprement parler sont celles qui ne nous ramènent jamais au point de départ, celles dont on ne peut à l’avance dresser la cartographie car elles introduisent, disent les deux théoriciens avec leur conceptualité propre, non à un « avenir », dont le point d’arrivée est par avance connu, la ligne n’étant qu’un moyen d’y parvenir, mais à un « devenir » imprédictible. La ligne de fuite trace une frontière infrangible entre un avant et un après.

Une part de la beauté du film de Kechiche réside dans le fait qu’il se tienne au niveau des lignes souples, qu’il en recueille l’intensité propre sans jamais les dévaluer à la lumière des véritables lignes de fuite. La rencontre de plage ne prépare pas à l’amour ou au sexe, elle n’est l’étape nécessaire d’aucune relation plus dense, plus complète, plus digne ; elle ne nous offre rien que son déploiement au présent. La rencontre est une rencontre, heureuse tautologie du film. A mi chemin entre la banalité répétitive des lignes dures et le surgissement irréversible des lignes de fuite, les rencontres de plages qui se déroulent dans Mektoub nous laissent dans la plus complète incertitude quant à leur suite : vont-elles se poursuivre, sous l’espèce d’une relation amoureuse, amicale, ou sexuelle ? Ou bien cesser purement et simplement ? Puisqu’il faut bien plier bagages, rentrer chez soi, et retourner marcher dans les pas déjà foulés qui jonchent les lignes dures … La mélancolie que nous pouvons éprouver devant le film vient de cette intuition, et non d’une certitude, de la fin à venir de l’heureuse déviation.

Ce sentiment provient aussi du retrait du personnage principal, Amin, qui pendant tout le film préfère observer plutôt qu’agir, voir le désir se déployer devant lui plutôt que d’y prendre activement part, photographier les corps plutôt que de s’en saisir : Mektoub my love est un film de regard, un film sur le regard, au moins autant que sur le désir. La tentation est alors grande de faire d’Amin un double narratif du réalisateur lui-même, nous rappelant que l’art consiste dans ce pas de côté par rapport à l’existence, dans un voir plutôt qu’un prendre. A un film sur les jeux de plage et de désir se superposerait une forme d’auto-fiction artistique sur la naissance d’un regard photographique.

Sauf que la mise en scène de Kechiche est justement tout sauf en retrait : certes, elle suit les désirs, mais c’est à condition de s’y abandonner, de laisser être les situations sans les cloisonner par la rigidité du cadre ou la compression artificielle des temporalités, quitte à se laisser déborder par elles, à s’y laisser absorber, le regard contemplatif du metteur en scène se faisant alors regard désirant, et le voir jouant avec le prendre dans un chassé-croisé d’où l’un et l’autre pourraient bien ressortir indistincts. Telle est le principe de sa mise en scène : Pour donner à sentir, il faut y être, être dedans, quitte à prendre les devants et à rentrer dans la situation par effraction, la caméra-regard devenant alors point de vue de nulle part et de personne ; dans la première séquence du film, Amin arrive en vélo devant une maison en bord de mer, se dirige vers une fenêtre par où l’on entend de la musique, et scrute discrètement l’entrebâillement des volets ; cut ; le plan suivant nous emmène directement dans la chambre vu de dehors par Amin, et se place au cœur des ébats fougueux d’un jeune couple.

Du dehors au dedans

Du dehors au dedans, du point de vue d’Amin aux étreintes, aucune transition, mais un passage abrupte. Jamais dans la séquence nous ne verrons les deux amants depuis le point de vue d’Amin, qui d’ailleurs aura tôt fait de retirer son regard d’une situation que Kechiche nous offre sans fausse délicatesse en de nombreux plans serrés, en sa pleine sensualité bruyante et mouvante. Là, donc dès le début du film, les points de vue d’Amin et de Kechiche divergent, le dernier nous offrant la scène que l’autre se refuse à regarder, le retrait de l’un donnant l’occasion à la pulsion scopique de l’autre de se déployer pleinement au travers du champ. Une autre séquence illustre exemplairement ce relais des regards : Ophélie emmène Amin voir les brebis mais passe d’abord dans sa chambre pour enfiler une tenue de travail. Amin attend à l’extérieur pendant que la caméra suit Ophélie, nous offrant à nous seuls, spectateurs, la vue de son postérieur en sous-vêtement. Il ne fait nul doute que celui qui voit ici, tout comme dans la scène d’amour du début du film, c’est Kechiche lui-même, qui s’autorise – mais après tout, n’est-il pas l’auteur de ce qui nous est montré – à excéder la vue parcellaire de son personnage principal. Ce qu’on pourra voir comme autant d’entorses au réalisme qu’on lui attribue n’est-il pas au contraire la marque la plus honnête et révélatrice de son ambition au travers de ce film : pour capter le désir, pourquoi en effet ne pas intégrer le sien propre au sein du champ ? J’existe aussi comme désir, et mes images n’en sortiront pas indemnes : voilà ce que semble nous dire Kechiche. Filmer, se tenir à distance du monde pour le donner d’abord à voir, ou bien y être, y vivre ? Représentation ou présence charnelle de l’être, l’art ou la vie en somme : tels sont les pôles entre lesquels oscille passionnément Kechiche. Mais telle semble également être l’hésitation fondamentale d’Amin, hésitation d’abord psychologique d’un jeune homme timide – que résume la séquence montrant la difficulté de sa mère à le sortir du visionnage solitaire d’un film soviétique, pour le convaincre d’aller à la plage – mais que le film hisse à la hauteur d’une hésitation métaphysique entre présence et représentation. L’idée d’une proximité Kechiche-Amin persiste donc. En fait, on aurait tort de penser le lien qui les unit selon une opposition binaire entre la proximité et la pure dysmétrie, et la caméra-désir de Kechiche ne s’oppose pas tant au regard contemplatif d’Amin qu’elle n’en est plutôt le relais complice et espiègle, donnant à voir dans le champ même le conflit à la fois esthétique, psychologique et métaphysique qui anime le personnage 4 . C’est que son ascèse apparente pourrait bien s’avérer être la tentative d’un enrichissement vital, la face visible d’une intensité muette, et son désir de ne pas, un désir d’avoir tout : Amin n’est pas celui qui se prive de la rencontre et de sa réalisation sexuelle, restant inhibé dans l’ombre de son jouisseur de cousin Tony, il est au contraire celui qui veut tout voir, tout sentir, et tout comprendre, embrasser la scène des désirs dans sa totalité. Le philosophe Renaud Barbaras 5 affirme une thèse aussi forte qu’étrange : tout désir est originairement désir de monde, désir de tout que n’épuisera jamais aucun objet intra-mondain. Reprenant pour en inverser les pôles le concept de Freud, il fait alors du désir sexuel une dé-sublimation, une perte du tout au profit d’une de ses parties : loin que tout désir résulte de la sublimation de pulsions sexuelles, c’est le désir sexuel qui résulte d’un arrachement originaire au monde. La trace de cette séparation primordiale se donne alors dans l’insatiabilité du désir, qu’aucun étant au sein du monde n’est à même de satisfaire. Au delà de la psyché idiosyncrasique du personnage, c’est bien de cela qu’il est question dans le regard d’Amin, ce regard gourmand qui frôle délicatement les êtres, les paysages, qui écoute, qui sent, qui goûte : d’un désir cosmique, un désir de coïncider avec le tout, et donc littéralement, de ne pas prendre partie. Amin se rêve, peut-être tout comme la caméra de Kechiche, en pure surface d’accueil du monde, prenant pour lui les rayons lumineux comme les conflits désirants, les fraises comme la bière, les regards et les sons, comme un point du monde que traversent toutes les intensités de l’été. Cet amour inconditionnel se traduit par sa capacité à tout écouter, à ne pas juger : que cela soit la jalousie d’Ophélie ou les pleurs de Charlotte, la tirade de sa mère ou les fanfaronnades de Tony, il semble avant tout regarder et entendre. Sous son ascèse apparente sourd l’intensité d’un grand oui : « la chasteté est aussi un flux », comme aimait à le dire Deleuze, inspiré par Lawrence.

C’est encore ce goût pour le monde qui s’atteste dans la séquence de l’accouchement de la brebis, qu’Amin tient absolument à photographier, attendant toute une après-midi pour saisir le bon moment. On pourra voir là une analogie, que d’aucun jugeront trop grossière pour être complètement prise au sérieux, du naturalisme dont le réalisateur serait un représentant exemplaire : Kechiche filme la vie dans son mouvement, d’où qu’elle vienne, sans la différencier selon sa provenance, animale ou humaine, saisissant dans un même élan d’empathie une brebis mettant bas et une bande d’amis sur la plage. Kechiche est comme Amin photographiant la naissance d’un agneau : il doit regarder, longtemps, être patient avant de saisir son appareil ; se mettre à bonne hauteur, et être là au bon moment, cet instant propice dans lequel ce qui se passe devant l’objectif peut excéder ce qui était prévu, comme la naissance du deuxième agneau : surcroît de vie, d’énergie créatrice, qu’elle émane du giron de la brebis ou du sourire des hommes, et qui arrive aux grands films. On pense à Gena Rowland, chez Cassavetes : « Love is a stream ». On ne pouvait pas formuler plus bel art poétique pour Mektoub my love.

se mettre à bonne hauteur, et attendre

Cet accueil des intensités désirantes en leur pure innocence et immanence est évidemment une invitation : on ne regarde pas Mektoub my love en pur spectateur détaché, il faut accepter d’entrer dans cette danse, et prendre le risque de s’y perdre. Il n’est alors pas absurde de considérer ce Canto uno comme un test, similaire à celui que proposa Nietzsche, cet autre grand vitaliste, au travers de son « éternel retour » 6, pour éprouver les capacités affirmatrices de son lecteur : accepterions-nous de revivre notre existence à l’identique, de dire « oui » à nouveau à chacun des instants vécus ? Grande santé de celui qui veut la vie en son immanence, qui désire le devenir en son innocence, sans le soumettre à la loi d’une finalité. Mektoub my love lui aussi s’adresse à nous : accepterez-vous le pur déploiement du désir ? Accepterez-vous la gratuité de cette profusion, sa simplicité aussi, sans rien exiger de plus ? Telle est l’éthique du spectateur à laquelle nous convie Kechiche.

  1. Nous empruntons ce jeu sur les termes d’esquisse et d’esquive au philosophe Renaud Barbaras, dans son Introduction à la philosophie de Husserl, Vrin, 2015. .
  2. Nous empruntons cette belle expression de « cruauté de l’été » à François Bégaudeau dans un entretien à propos du film avec Iris Brey pour France culture: https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-1ere-partie/emir-kusturica-le-volcan-des-balkans .
  3. « Notre vie est ainsi faite : non seulement les grands ensembles molaires (Etats, institutions, classes), mais les personnes comme éléments d’un ensemble, les sentiments comme rapports entre personnes sont segmentarisés, d’une manière qui n’est pas faite pour troubler, ni disperser, mais au contraire pour garantir et contrôler l’identité de chaque instance, y compris l’identité personnelle (…). Tout un jeu de territoires bien déterminés, planifiés. On a un avenir, pas de devenir. », Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, p. 230
  4. Cf les analyses de Deleuze sur la crise de l’image-action dans Cinéma I : « D’une manière plus directe encore, le héros de « Fenêtre sur cour » accède à l’image mentale, non pas simplement parce qu’il est photographe mais parce qu’il est dans un état d’impuissance motrice : il est réduit en quelque sorte à une situation optique pure. S’il est vrai qu’une des nouveautés d’Hitchcock était d’impliquer le spectateur dans le film, ne fallait-il pas que les personnages eux-mêmes, d’une manière plus ou moins évidente, fussent assimilables à des spectateurs ? »
  5. Renaud Barbaras, Le désir et le monde, édition Hermann 2016.
  6. Nietzsche, Le Gai Savoir, paragraphe 341.