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Critique de Parasite, de Bong Joon-ho

Attention, ce texte est destiné aux personnes ayant déjà vu le film.

Dès l’origine, la question est d’ordre spatial. Dans le sous-sol où habite sa famille, un jeune homme tente de capter le wifi des voisins. Il lève son téléphone au plafond. Pour se connecter au réseau, il doit prendre de la hauteur. Arpentant l’appartement avec le bras levé, il cherche l’endroit le plus propice, et le trouve sur la lunette des toilettes. Dans cet espace exigu et légèrement surélevé par rapport au reste de l’appartement, il retrouve un certain contact avec le monde extérieur : WhatsApp et une proposition d’emploi. Pour que persiste l’espoir de s’en sortir, il a fallu trouver un lieu adéquat ; tant pis si c’est sur la cuvette, et que l’on doit s’y faire petit. La précarité de la famille Kim prend d’emblée la forme d’un accommodement avec l’espace – avec les places qu’on peut y occuper et les contraintes qu’il nous impose.

Hauteur sous plafond

Géométrie des luttes

Il est complexe, cet espace : c’est une pluralité de niveaux enchâssés les uns dans les autres. L’appartement des Kim en est le point zéro, à la fois départ de l’intrigue et ultime profondeur. Un peu plus haut, les toilettes, puis la rue, puis la ville. Encore au-dessus, les collines et la maison des Park, qui se décompose elle-même en plusieurs niveaux : les chambres, le salon et le jardin, la cave et le garage, le sous-sol. C’est dans cet ensemble géographique à multiples fonds que Bong Joon-ho dépose ses familles. En bas, les Kim ; en haut, les Park ; dans le sous-sol des Park, le mari de la gouvernante. Pour décrire l’intrigue du film, il serait presque suffisant de rendre compte des déplacements de chacun, une fois les positions originelles déterminées. De l’appartement à la villa, de la cave secrète à la chambre à coucher, tout n’est finalement affaire que de situations géographiques et de mouvements entre ces lieux. Le récit est une circulation, le rebondissement est un heurt entre deux trajectoires antagoniques. Chacune des trois familles a ses objectifs propres, immédiatement traduisibles en positions spatiales. De cette guerre des positions naîtra le massacre. 

Mais il n’aura échappé à personne que les positions spatiales sont aussi – surtout – des positions sociales. Dans les différentes cases de son petit dispositif territorial, Bong Joon-ho a placé des personnages largement chargés d’attributs sociologiques et ‘’sociétaux’’, qui nourrissent sa veine sarcastique. Avant d’entamer sa description pointilliste des systèmes de mœurs, il commence, comme de juste, par mettre les pauvres en bas et les riches en haut. Et il donne aux pauvres l’occasion de s’introduire chez les riches. C’est l’argument de base : la progressive invasion d’un espace sur fond de lutte des classes. Pourtant ce n’est que la première heure du film. Le cinéaste s’amuse à doubler sa division binaire d’une seconde opposition, en ré-injectant dans le récit la figure entraperçue de l’ancienne gouvernante. Les histoires s’accumulent, l’intrigue se décline. Il n’y a plus un sous-sol, mais deux ; il n’y a plus deux familles, mais trois. Dans un même mouvement, Bong Joon-ho développe son récit et le territoire propice à son déploiement. L’espace se complexifie comme la narration ; il se dote des chausses-trapes qui permettront de diffracter les scènes de la seconde partie du film. 

Photo de classes

La lutte des classes prend par là une allure bien étrange, esquissée dès le début du film quant les Kim tentaient de convaincre la représentante d’entreprise de licencier un employé défaillant pour le remplacer. A l’opposition proverbiale entre le capital et le prolétariat s’ajoute la lutte entre les dominés eux-mêmes, lutte des sous-sols que la bourgeoisie peut feindre d’ignorer. A l’horizon de la lutte, nulle dictature du prolétariat ; seulement le droit de travailler dans une cuisine américaine sur-équipée, et de conduire la voiture du patron. Prolétaire au service des bourgeois ou sous-prolétaire clochardisé, c’est en somme l’alternative promise aux pauvres du film. Il devient désirable d’être employé de maison, lorsque le retour au sous-sol menace. « Il n’est pas difficile de remplacer une gouvernante », affirme le mari depuis l’arrière de sa Mercedes. C’est l’un des gestes retors de Parasite, qui feignait dans sa première moitié de s’orienter vers le récit d’une grande arnaque contre la bourgeoisie. C’est d’abord entre eux que les pauvres vont administrer leur violence. Les Kim sont de bons employés ; bon chauffeur, bonne cuisinière. Nulle extorsion de biens ne semble à leur programme.Tout juste sont-ils de puissants baratineurs ; ils utilisent leur malice pour pallier des handicaps sociaux objectifs et trouver de quoi gagner leur vie. Le père rappelle qu’il faut s’estimer chanceux d’avoir du travail (on retrouve ces personnages un peu butés qui peuplent le cinéma de Bong Joon-ho). En revanche, les Kim déchainent leur ingéniosité crapuleuse à l’endroit de leurs alter egos populaires, afin de préserver leur modeste pré carré.

Dans cette histoire, les Park sont donc moins les antagonistes frontaux que la menace toujours planante, qui à tout moment peut réduire à néant l’objet des luttes : s’ils découvrent ce qui se trame dans leur cave, le jeu s’arrête et tout le monde est chassé. Mais il se trouve que les Park ne voient rien. Disons-le : ils sont un peu bébêtes. On s’étonne d’entendre ici et là chez les critiques que les Park seraient bien servis par le film. Il est pourtant difficile de faire plus cruel. Outre leurs peurs et leur crédulité, ils sont filmés comme engourdis, engoncés dans leur vision du monde et leur absence de maîtrise. Caractérisons-les en un mot, ils sont superficiels. Superficiels dans leurs adhésions théoriques : quelques parodies de signifiants psychologisants suffisent à la mère pour être impressionnée par les talents de professeur de la fille Kim. Superficiels dans leur décryptage du monde : ils se croient malins dans leur analyse des signes que leur envoient les Kim afin de les séduire ; mais ce n’est qu’une manipulation finement ancrée dans les ressorts de la sociologie. Lors que le père Kim donne à son employeur la carte d’un supposé ‘club’ prestigieux et sélectif qui embauche des employés de maison, Park ne peut s’empêcher d’être séduit par l’allure chic, dépouillée comme un produit Apple, de la carte de visite. Cette carte est un miroir dans lequel il se voit beau, tel un être d’exception capable d’atteindre des clubs d’exception. Il désire déjà ce club, pour la simple raison qu’il croit capter dans cette carte de visite à la typographie chic les signes de la distinction qu’il souhaite posséder lui-même. La demi-habileté des Park est exploitée sans vergogne par les Kim, qui agissent comme de véritables sociologues des mentalités à l’état pratique. Superficiels enfin, les Park le sont dans la maîtrise technique, matérielle, de leur environnement. Jamais ils ne se heurtent à la résistance des choses ; leur quotidien est adouci par mille facilitations, humaines et techniques. Entourés d’employés, leur condition bourgeoise leur donne le pouvoir de ne jamais conduire, ne jamais cuisiner. Un coup de fil huit minutes avant leur arrivée à la maison suffit à produire le repas chaud qui apparaît dans leur assiette, par une opération magique dont ils ne maitrisent aucun ressort réel. La mère traverse le centre commercial en discutant avec sa copine au téléphone, tandis que le père Kim porte les courses ; jamais elle n’éprouve la charge de la matière sur ses épaules frêles. Plus globalement, le cadre dans lequel vivent les Park, leur maison, leur est inconnu dans ses recoins. Dans l’économie narrative du film, les Park fonctionnent comme antithèses de l’architecte véritable de la maison, qui l’a vendue aux Park quelques années plus tôt. Lui, il la connaissait par coeur, puisqu’il l’avait conçue. Il en avait la maîtrise technique ; il pouvait la manipuler comme un ouvrier manie son outil. L’ultime dépositaire de ce savoir est la gouvernante. A l’inverse, l’opulence des Park leur donne le droit de poser leurs valises, mais ils ne peuvent habiter pleinement leur lieu. La propriété leur permet d’user et d’abuser du bien, mais ils n’en ont pas le pouvoir réel. Remontant les escaliers ils croient que l’éclairage progressif est automatique ; alors que c’est un humain qui actionne les boutons dans les profondeurs de la maison. Quand la gouvernante est virée, la mère est filmée se débattant avec les tiroirs du lave-vaisselle. Les outils ménagers lui résistent. Le rapport des Park aux choses est un état d’aliénation technique : leur environnement est une boite noire de laquelle ils ne perçoivent que les inputs (leurs désirs) et les outputs (le travail fini), sans s’intéresser à l’intermédiaire technique et humain. Bong Joon-ho nous fait sentir cette déconnexion, cette mise à distance de la manipulation concrète des choses, en filmant les Park perdus dans leur maison, dans cet environnement de vitres et de lignes qui semblent ne jamais finir. La superficialité des Park n’est autre que celle de leur condition bourgeoise, dont la caractéristique fondamentale est de pouvoir faire appel à toutes les facilitations de l’existence qui préservent les corps de la douleur et des violences. Les Park restent à l’écart des contrariétés produites par le face à face avec la rugosité de la technique et des travaux manuels. La finesse du trait vient de ce que les pauvres, qui disposent de la maîtrise dont les bourgeois sont privés par leur propre fait, ne tiennent pas à la faire partager. Ils ont un certain intérêt à garder ce savoir pour eux, à faire de la rétorsion de réel dans le sous-sol. La cave fonctionne dans le récit comme la couche de concret, de mise à nue des rapports aux choses et aux autres, en deçà de l’illusion de douceur cotonneuse que représentent les étages supérieurs de la maison. C’est d’abord dans les profondeurs de la nuit que s’enfoncera la lutte entre les deux familles pauvres, pour échapper au regard des maîtres. Mais dans un second temps il sera temps de regagner la surface. 1

Une histoire de circulations

Voici donc posé, au fil d’une longue scène centrale, le coeur énergétique du film sur lequel prospère sa seconde partie : la lutte entre deux familles dans une maison qu’aucune ne possède. Après avoir posé son décor et situé ses personnages dans une première moitié, Bong Joon-ho lâche tout son petit monde dans son quasi-huis clôt et regarde ce qui se passe. L’action se joue sur plusieurs niveaux : les Kim doivent tout à la fois tenir leur rang d’employés modèles et mettre hors d’état de nuire leurs opposants. Si les guerilleros prolétariens s’introduisaient dans les wagons cossus du Snowpiercer à grands fracas, ici au contraire le combat doit se faire à voix basse. Les escaliers se descendent sur la pointe des pieds, le geste est retenu, on ligote les récalcitrants dans le silence de la cave. Il faut supprimer les indices de la bataille qui s’est jouée entre pauvres dans le salon des riches, et se planquer sous la table basse. Par sa mise en scène, Bong Joon-ho connecte les différents théâtres de son action diffractée. Il utilise les profondeurs de champ pour figurer les déplacements nombreux et complexes dans la maison : pendant que la mère prépare le repas à ses maîtres en approche, le mari au fond du cadre se bat avec la gouvernante. Les mouvements de caméra connectent les espaces pour en restituer l’unité. La rigueur topographique du découpage autorise un passage rapide de pièce en pièce, sans que l’unité spatio-temporelle ne semble jamais brisée. Bong Joon-ho parvient brillamment à faire exister la maison dans son volume global, de sorte que les multiples strates coexistent dans un grand jeu de chassé-croisé.

Du volume

Analysé sous cet angle, on comprend que le film dégage une impression de grande maitrise formelle, et risque en permanence le glissement vers la froideur théorique. Il est question de rapports sociaux inscrits dans des géométries et des translations : une telle axiomatisation a de quoi faire craindre l’étouffement. De fait, Memories of Murder ou Mother – que l’on est en droit de tenir pour les deux chefs d’oeuvre de Bong Joon-ho – étaient plus relâchés dans leur construction, plus libres peut-être. Ils s’autorisaient une multiplication des personnages, une diversité de décors et de situations, qui les rendaient extrêmement vivants par leur foisonnement. Parasite est plus verrouillé dans sa structure. L’espace, quoique multiple, y est clôturé, et tous les personnages sont d’emblée situés dans un jeu d’oppositions, de clans, qui en font les porteurs de fonctions narratives et sociologiques assez limpides. En géométrisant son film, Bong Joon-ho sacrifie un peu de sa fantaisie au profit du brio. Mais il faut aussitôt ajouter que c’est un brio léger, sans raideur. Les circulations spatiales sont certes structurées, mais les collisions qu’elles produisent entre personnages génèrent une grande diversité de textures, et mènent le récit vers des horizons toujours insoupçonnés. Ici, une chute brutale dans les escaliers tout droit sortie du cinéma gore ; là, un long et tendre baiser ; ailleurs, une parodie de journal télévisé nord-coréen. Le film n’est pas tant fait de digressions au sein d’une construction rigide que de points de cristallisations éparses, qui semblent être apparus au hasard des circulations. Il n’y a qu’à voir les stases que le film s’autorise, à l’image de la scène stupéfiante de la tente. Chaque élément semble avoir naturellement été déposé là, par la grâce de la contingence : le gamin pris d’une soudaine envie de camper dans son jardin, le couple Park qui décide de le regarder depuis le sofa, les Kim sous la table basse, la pluie. Que va-t-il émerger de cet agencement ? Non pas une scène unitaire et systémique, mais mille petites choses imprévisibles, issues de la rencontre entre les éléments. Une circulation d’odeurs, une douce séance d’amour, une tentative d’évasion, entre autres. Pas une de ces émergences ne semble procéder du coup de force d’auteur ; chacune a ses causes, ancrées dans l’ensemble. Mais cumulées dans ce salon, elles produisent ce magma étourdissant d’actions et de propositions esthétiques, qui coexistent et s’interpénètrent. On est tout à la fois saisi par le suspense de l’évasion, par le frisson sexuel, et par la promesse de cinéma fantastique qui surgit sans crier gare derrière la fenêtre, par les jeux de lumière d’un enfant sous sa tente, comme un passage dérobé vers un autre film. Il n’y aurait qu’à traverser la baie vitrée au format Cinémascope. Ainsi, par delà sa construction géométrique globale, le film organise un pullulement au cœur des scènes. Suspense sous la table basse, fantastique derrière la vitre, érotisme sur le canapé. La maison des Park est une maison-cinéma. 

Comme au cinéma

Occuper l’espace

Rendue si glorieuse par le récit et la mise en scène, on comprend que cette maison soit l’objet de tant de convoitises. Si la question de l’appropriation de l’espace est au coeur des scènes, ce n’est ni dans l’optique d’un jeu formaliste sur les circulations, ni dans le pur souci théorique de métaphoriser la lutte des classes. Parasite n’est ni un simple dispositif plastique, ni un film-essai. Le désir de posséder l’espace est au coeur d’enjeux indissociablement politiques et esthétiques. Lutter pour obtenir la maîtrise d’un lieu et la position sociale afférente, c’est au cinéma tenter de défendre sa place dans le cadre. A l’image du coup de pied fatal de la mère Kim qui projette la gouvernante dans les profondeurs de la cave, il s’agit de chasser l’alter ego prolétaire dans le hors-champ, tout en se contentant d’une place de subalterne, au bord du cadre. Sans cesse les Kim se dissimulent dans le plan : sous le lit, derrière le mur, terrés au sol dans l’obscurité. Mais ils sont aussi, comme je l’ai signalé plus haut, les meilleurs connaisseurs de l’espace : ce sont eux qui manient les outils et actionnent les leviers. Les Park n’ont qu’une représentation parcellaire de leur maison ; la gouvernante en connait l’histoire et les double-fonds. Certains maitrisent l’espace sans le posséder, d’autres le possèdent sans l’habiter pleinement. Qui a le droit d’être au centre du cadre ? Le film se clôture sur une double réponse. Il y a la voie imaginaire, celle du père qui sort du hors-champ et accède pleinement à la maison, dans la lumière. C’est la chimère de la totale appropriation, fusion fantasmée du sujet et de l’objet permise par les pouvoirs occultes de la propriété privée. Fantasme partagé par tous, puisque cette même vision d’un salon baigné de lumière, à la pleine disposition de ses habitants exclusifs, nourrit successivement les trois familles du film. Chacune se met au centre du cadre et supprime les autres virtuellement. Mais les moyens concrets de faire valoir cette vision divergent. Du côté des pauvres, la prise de pouvoir sur l’espace ne peut être qu’un surgissement, un éclat temporaire voué à s’éteindre au sous-sol. Quand le mari de la gouvernante débarque ensanglanté dans la cuisine, se saisit d’un couteau, et va initier le massacre en plein gâteau d’anniversaire, le plaisir fébrile que l’on éprouve est celui d’assister à un tel surgissement. Enfin tous les niveaux d’action se rassemblent, enfin les jeux des pauvres apparaissent dans le cadre des riches. Voués à l’invisibilisation, les démunis s’extraient des batailles de sous-sol et revendiquent avec un couteau leur place au centre du tableau.

Mais puisque cet éclat est de courte durée, recouvert par les médias et le droit, chacun retournera à son lieu. C’est l’issue véritable du film, sa ligne désespérée. Dans une maison bourgeoise, le mode d’habitation des pauvres demeurera la transparence. Seuls leurs pairs sauront interpréter les signes de leur présence. Quand l’ampoule du salon clignote en morse pour atteindre le fils, la présence prolétaire reste invisible aux yeux des maîtres. L’employé de maison est nié dans sa corporéité. Faisant mine de plaisanter, le père Park reprochait déjà à l’ancienne gouvernante son trop grand appétit – son corps trop vivant. Chaque groupe social a déployé son propre réseau de signes au sein de la maison, sa propre manière de s’approprier l’espace, mais en dernière instance le pouvoir sur les corps appartient au propriétaire. On devine ce que le père Park veut dire, lorsqu’il se félicite de voir que son personnel de maison « ne franchit pas la ligne ». Franchir la ligne, ce serait imposer son existence comme habitant de la maison, se saisir physiquement du lieu dans toutes ses dimensions. Ce serait l’imprégner par son odeur, y laisser trainer sa culotte et des cadavres de bouteilles. Pouvoir lire dans l’herbe et tendre ses bras vers le ciel, aussi haut que l’on veut.

  1. Je remercie Jérome Arnaud pour ses remarques sur le film, dont je me suis beaucoup inspiré pour ce paragraphe.