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Critique de Sex Education, saison 01, de Laurie Nunn

Dans la sex education, le nom prime sur l’adjectif. Pas de sexe dans un cours sur la contraception ; rien que des pratiques éducatives. La capote bien réelle est déroulée sur un pénis pas réel du tout. Quelle place ici pour le corps adolescent ? Derrière ces phallus en silicone, parlera-t-on du sexe tel qu’il est véritablement découvert et vécu ? Le discours éducatif renseignant davantage sur l’éducateur que sur l’éduqué, on peut craindre que le grand perdant soit le réel adolescent lui-même, noyé sous la discursivité des adultes. Si éduquer consiste à combler l’ignorance d’un autre, alors c’est à l’aune de ce constat privatif que la sex education va parler des jeunes gens. Peut-on en faire le programme d’une série teen ? Peut-on saisir une vérité adolescente depuis le point de vue de l’enseignant ? C’est le pari qu’aurait voulu relever la série, en usant d’un geste narratif inaugural : faire descendre l’esprit du prof dans le corps d’un élève.

Otis, lycéen complexé, est fils de sexologue ; il décide de profiter de son savoir pour monter un cabinet clandestin de consultation avec une amie, Maeve. Ses congénères bénéficient tour à tour de ses conseils, constituant au fil de la série une collection de cas auxquels Otis s’efforce de répondre par son enseignement. Le format série est un dispositif éducatif idéal, bien fait pour administrer une nouvelle pastille pédagogique à chaque épisode : boîte de 8 comprimés, 1 par jour pendant 8 jours. Mais puisque la série s’adresse aux jeunes, l’eau pour faire passer la pilule est remplacée par un soda fort en sucres. Netflix est un prof sympa, alors ses leçons seront résolument pop.

L’une des premières scènes aurait pu nous méprendre, qui laissait présager d’un portrait cru de la jeunesse contemporaine. « Regarde autour de toi : tout le monde pense à baiser, va bientôt baiser, ou est en train de baiser. Tout est en train de changer rapidement. » C’est par ces mots qu’Eric, le meilleur ami d’Otis, décrit l’environnement du lycée, montré pour la première fois au spectateur. Le postulat est donc simple. Derrière chaque discussion, chaque bise, chaque regard en l’air, ça pense quéquette et nichons. Les mots, les corps, les géographies sont saturées de sexe. Le territoire du cul remplace la carte du tendre.

Ce parti-pris narratif n’est pas nouveau, il est même un attribut typique du teen movie. On se souvient des ados parfaitement obsédés de Superbad (synthèse définitive du genre), exclusivement animés par l’objectif de baiser enfin. We wanna fuck. Néanmoins cette requête, frustre et explosive comme une éjac nocturne, est doublée d’un second niveau de réflexivité. Il ne s’agit pas exactement de brailler un désir ; le discours d’Eric n’est pas seulement celui d’un jeune obsédé, il se fait ethnologue. Son étude du lieu est illustrée par des plans en longue focale, à la manière d’un documentaire animalier. Chaque comportement est identifié, catégorisé, jugé. Eric partage cette réflexivité avec ses pairs : quand un nouveau personnage arrive sur le territoire, les axes de caméra évoluent, pour s’adapter aux nouveaux jeux de regards quadrillant l’espace. C’est donc moins le sexe et ses pulsions irrépressibles qui sont montrés, que leur frénétique mise en scène et en discours. Séquence similaire un peu plus tard : « Tu vois les deux là-bas ? Celle de droite n’a jamais eu de relation lesbienne avant. Le vagin de sa copine la terrifie. Et elle ? Elle croit qu’en se masturbant son vagin pourrait tomber. Elle se déteste mais elle me peut pas s’empêcher de se masturber. » Les jeunes sont devenus des experts de la condition du jeune. Ils identifient des troubles, des profils psychologiques, des blessures à soigner, des traumas à vaincre. Ils sont fin prêts pour l’action éducative : ils parlent déjà la langue des éducateurs. Reste seulement à combler les lacunes.

Ethnologie

Parce qu’elle refuse de regarder en face la belle bêtise adolescente, qui tâtonnante l’aurait empêché de délivrer ses leçons sympas, la série préfère se doter d’un personnage principal aberrant, chimère psychologique à désirs d’ado et pensées de thérapeute. Otis est un fantasme de scénariste, puisqu’il est à la fois le véhicule de classiques enjeux dramatiques teen (il est vierge), et dans un même temps, le porte-voix des leçons de vie requises par le cahier des charges éducatif. Son look juvénile permet d’administrer des exposés en douceur, et d’éviter de faire lourdement descendre un authentique adulte dans la fosse aux ados. Significativement, la véritable séance d’éducation sexuelle du premier épisode est tournée en dérision. Comprendre : Netflix sait faire beaucoup mieux.

Cependant il ne faut pas s’y tromper, la série ne modifie pas la géométrie du rapport d’enseignement. Derrière l’horizontalité formellement revendiquée (des ados qui parlent de sexe entre eux), la verticalité pédagogique subsiste. La série exclue d’emblée la perspective d’une entraide collégiale dans la découverte des choses du sexe. Il n’est pas question de dépeindre une aventure collective d’émancipation sexuelle. Quand ils s’associent pour venir en aide aux plus paumés d’entre eux, les personnages le font sous la forme d’un cabinet de consultation. Ils miment le protocole de la thérapie comme des grands ; ils jouent la comédie de la hiérarchie savante. Significativement, le savoir d’Otis est présenté comme infaillible ; son diagnostic n’est jamais contesté. Le programme de la série enveloppe le présupposé d’une fiabilité de sa compétence – il ne peut en être autrement d’un éducateur.

Cette sagesse n’est pas descendue du ciel. Que parlent-ils, ces jeunes gens ? Quels mots posent-ils sur leurs peines, et qui leur a soufflé ces mots ? Dans le cadre, c’est la mère d’Otis ; hors-cadre, c’est un certain univers théorique d’époque. Difficile d’unifier ce discours, melting pot de concepts politiques, psychologiques et sociologiques contemporains ; il est question par exemple de consentement, de fluidité de genre, de masculinité toxique, d’anxiété de la performance, de récit de soi, de safe space, de réappropriation du stigmate. Parfois ces concepts ne sont pas prononcés à la lettre mais ils planent au-dessus des personnages et des situations, comme pour leur fournir une armature narrative et affective. Les gestes et les dires ne sont plus ceux, crus et sourds, des vieilles aventures adolescentes. Ils ont atteint un haut degré de maturité. C’est une vision d’époque saisissante : l’adolescence n’est plus l’âge d’un déficit de savoir, mais de son abondance. L’âge des sexes entartés et des mean girls s’éteint. Même le groupe de fashionistas décérébrées, éternel sociotype des films de lycée, possède sa scène de conversion à la maturité réflexive. Les ados sont devenus savants.

Ce savoir est salutaire. Certaines idées promues par la série sont d’incontestables leviers d’émancipation. Mais cet univers théorique est fourni clé en main sur un ton d’évidence, comme s’il s’agissait d’une langue naturelle. Ainsi, alors qu’Eric vient d’être victime d’une agression homophobe, il tente de trouver du réconfort chez Otis mais une dispute éclate entre eux ; Eric manifeste sa déception, regrettant d’avoir cru se sentir en sécurité dans la maison de son ami (« This is where I felt safe »). Une telle parole dans la bouche d’un personnage ouvertement homosexuel n’est pas gratuite. Elle fait référence au concept de safe space : un espace bienveillant permettant à des communautés marginalisées de regagner temporairement une sécurité physique et morale dont elles se sentent habituellement privées. Le caractère improbable d’une telle structuration intellectuelle de la part d’un garçon de 16 ans, manifestement à l’écart de toute communauté des pairs (une scène le soulignera), n’est pas la moindre des limites de ce penchant pour le vocable contemporain : presqu’enfant, il parle déjà comme un vieil étudiant.

« Ici je me sentais en sécurité (felt safe). »

Le personnage d’Eric n’est pas le seul symptôme de ce défaut d’incarnation. Exemplairement, l’évocation des disparités sociales est prise en charge par une figure fantasmatique de marginalité : Maeve est fille de toxicomane, brillante, lookée, indépendante. Par souci télégénique le prolétariat doit se faire badass. Mère toxico, c’est plus cool que caissière de supermarché. Quand à la rudesse concrète de sa vie de pauvre, elle n’est jamais documentée à l’écran. La misère n’y est que mélancolie emmitouflée dans des mélodies langoureuses et de longs travellings-avant sur des visages tracassés. La douleur est une ballade en accord mineur qu’un fondu au noir vient délicatement éclipser. La série propose un monde purifié des pesanteurs du réel ; elle semble régie par les seules lois de la séduction esthétique. Tout doit être agréable en bouche. Débauche de mélodies, de transitions rythmées, d’astuces de mise en scène efficaces, le tout sur fond de : chalet géant en montagne, routes boisées, couchers de soleil, superbe lycée britannique peuplé d’étudiants aux habits propres. C’est un soda, disions-nous ; facile à avaler mais aux arômes de synthèse. Un produit de laboratoire conçu pour plaire à tous les palais ; au palais mondial, qui est aussi le mien. Certes tout n’est pas sucre, il faut que ça pique un peu (galères, conflits, passés douloureux). Mais les bulles glissent sur la langue et rehaussent le goût du sucre. Sans elles la douceur de l’arôme eût été excessive. Esthétique Fanta.

Cette chimie psy-pop ne dissout pas seulement la justesse sociologique. Elle touche aussi au sujet premier de la série. Le sexe n’y est jamais véritablement traité dans sa matérialité, sa technicité, sa rudesse. Les choses du corps sont délaissées au profit des états d’âme, qui éclipsent la concrétude des pratiques, des organes, des techniques, des positions. Les beaux-gosses de Riad Sattouf se posaient la question du bon trou pour la bite, ceux de Sex Education se posent celle de la bonne disposition affective. Chaque élément matériel est étouffé sous son corrélât psychologique. L’un des personnages possède un pénis énorme ; mais plutôt que d’envisager les soucis techniques liés à cet excès de taille, c’est l’acceptation de son corps qui sera au cœur des enjeux. La trivialité de la pénétration est subordonnée à la paix intérieure. On n’en saura pas plus sur les soucis pratiques des hommes trop bien membrés. Ainsi, sous couvert de progressisme détendu, la série est étonnamment chaste. Nulle partie de jambe en l’air un tant soit peu documentée. Seulement quelques mots crus, quelques visages affairés, et une poignée de brèves séquences sur-découpées, qui tentent de donner le change. On attendait un cinéaste qui sache restituer le sexe adolescent au ras de sa mécanique heurtée ; mais rien ne dépasse l’esquisse, juste assez saillante pour illustrer le propos d’un thérapeute.

Faut-il alors rester sourd au discours ? Si, comme nous le craignions, l’éducation psychologique a recouvert le sexe, faut-il gifler le prof et partir en claquant la porte ? Voyons voir. 

Une scène emblématique conclut l’épisode 5. La communauté lycéenne est agitée par une affaire de photo de sexe féminin envoyée anonymement sur tous les téléphones. Le proviseur réunit l’ensemble des élèves dans la salle de spectacle et rappelle les sanctions encourues par le corbeau, qui menace de révéler l’identité de l’intéressée. Ça ricane au fond de la salle. Certains connaissent l’identité de la victime : une certaine Ruby, dont la chute de popularité suscitée par l’affaire vire au harcèlement moral. Soudain une fille se lève au sein de l’audience et crie : « It’s my vagina ». Puis une autre. Successivement, les éléments féminins de l’audience se dressent et revendiquent la photo. Emballement général. Les revendications se transforment en cohue libératrice. Plutôt que de dissimuler l’identité de la victime, ce geste collectif produit un renversement d’affects. L’affaire de la photo a fait grand bruit parce que l’anatomie féminine est perçue comme honteuse. La victime l’est deux fois : comme individu violé dans sa pudeur, et comme femme, produit d’une structure patriarcale qui impose un rapport mystifié et secret au corps féminin. Le geste politique adéquat est donc de transformer cette honte en fierté ; alors l’affaire de la photo porno disparaît d’elle-même, dévitalisée par le renversement de perspective. Ce vagin appartient à toutes et à personne. Il n’y a plus d’affaire car il n’y a plus de honte. En attirant l’attention sur les conditions de possibilité du harcèlement plutôt que sur ce harcèlement lui-même, la série accomplit une opération critique bien connue, celle de l’analyse structurelle des rapports de genre. La construction sociale du corps féminin produit une oppression symbolique, justifiant une ré-appropriation par les intéressées. Body positivity, pour dissoudre le vagina shaming. Application pure et parfaite de cette idée, la scène enrobe son didactisme dans un look séduisant. Pour cela elle investit la mécanique bien connue de l’emballement collectif, façon scène finale du Cercle des poètes disparus. S’émanciper, c’est reprendre collectivement en main l’espace et la parole, et cette reprise est jouissance collective. Mais puisque la scène se veut exemplaire, le spectateur doit jouir aussi. Le secret de cette adhésion en miroir est dans le rythme de la scène : alors que le groupe s’est enfin tu après l’agitation générale, la vraie victime se lève, et reprend à son compte le leitmotiv. « It’s my vagina », musique, cut, end credits. BIM BAM BOUM. En 1 minute 30 le vagina shaming semble avoir été flingué à jamais. C’est la puissance de l’irruption d’un générique : en clôturant, il éternise. Il donne à l’affirmation finale la puissance du dernier mot. La honte est finie, le vagin ré-approprié. Le morceau du générique (My body was made du musicien rock-indé Ezra Furman) teinte la réplique d’une humeur allègre et affirmative. Puissance édifiante de cette machinerie pop, science de la clôture.

On ne dira jamais assez la capacité propre à ce régime esthétique de politiser par la séduction – de générer de l’adhésion. Le féminisme est vendu comme dans une pub pour AirPods (les mélodies de Furman en partagent parfaitement l’esprit). La grammaire publicitaire stylise la critique sociale en l’incarnant dans des motifs simples, qu’elle valorise par sa forme chatoyante. Etre assis = Vagina shaming. Se relever = Empowerment. Affirmer « c’est mon vagin » = Body positivity. C’est clair et ça peut faire du bien. Rendre désirable la réflexivité féministe, l’incarner de manière colorée et fun, voilà la science de cette scène et de quelques autres. Malgré toutes les impasses de Sex Education, il y a là un savoir-faire ; reconnaissons-le calmement et sans démagogie.

Clôture