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Critique de Douleur et Gloire, de Pedro Almodovar

L’image cinématographique a à voir avec la mélancolie : en nous montrant ce qui a été, elle affirme dans le même temps que cela n’est plus. D’où son affinité avec la réminiscence, avec l’acte de se souvenir. Et d’où ce redoublement de la mélancolie lorsque le cinéma nous montre des personnages dont l’activité consiste à rêver leur passé, par incapacité à agir dans le présent. Comment se réapproprier son passé pour en faire la matière d’un acte créateur? comment réinscrire l’imaginaire dans le réel, pour enfin sortir de la paralysie ? Telles sont les questions qui tissent la trame de Douleur et Gloire, le dernier film d’Almodovar. Derrière son apparente linéarité, nous présentant un trajet vers la rémission par le travail de la mémoire et la remontée vers le passé, le film construit bien plutôt une dissémination des symptômes comme des remèdes, faits de maux divers, de souvenirs tout aussi bien que de rencontres, rendant à la guérison ainsi qu’au travail artistique sa part de mystère.

Salvador Mallo, interprété par Antonio Banderas, est en stagnation créative, l’existence alourdie par la dépression et les maux en tout genre. Le premier plan du film nous le montre flottant à l’intérieur d’une piscine, les yeux fermés, expulsant l’air de ses poumons : image de sérénité utérine, de légèreté d’un corps marqué par la vie – un plan nous montre la longue cicatrice qui parcoure sa colonne vertébrale –  ; mais aussi image d’un enfermement mortifère : n’est-il pas en train de vider son air ? Vient alors la première irruption de la mémoire : le fil associatif de l’eau nous transporte dans une scène de lavoir en plein air au milieu des roseaux, dans laquelle le petit Salvador – nous apprenons alors son prénom – observe amoureusement sa mère, interprétée par Penélope Cruz, frotter les draps avec ses amies. Le soleil radieux, le chant que les femmes entonnent, le jeu de l’enfant avec les poissons dans l’eau et le regard admiratif porté sur la mère : tout ces éléments suggèrent la vitalité et la joie, qui contrastent violemment avec l’image de Banderas, les yeux fermés dans la pâleur bleue de la piscine. En ces premiers plans se dit le rapport du personnage à son passé : il est ce qui l’aide à ne pas mourir, à respirer, littéralement. Et il est aussi ce qui l’aidera à revivre, et donc à recréer. Le film se présente comme une série de figures passées venant interrompre l’existence absurde de l’ancien cinéaste. Aux retrouvailles réelles de personnes, toujours liées à ses œuvres passées, se lie le fil des souvenirs d’enfance, formant deux temporalités distinctes et tissant une unité narrative aussi bien que psychologique fragmentée.

C’est d’abord la rétrospective d’un de ses succès passé par la cinémathèque, Sabor, qui l’oblige à renouer sa relation avec un de ses anciens acteurs, Alberto, à qui il n’avait pas reparlé depuis trente ans suite à un différend artistique lié au film. Ce dernier, dont on comprend rapidement les penchants toxicomanes, initie Salvador à l’héroïne, qui va l’accompagner dans l’exploration de sa psyché. A la façon de Noodles, le personnage d’ancien gangster interprété par De Niro dans Il était une fois en Amérique, qui se réfugiait dans l’opium pour fuir l’impasse du présent et laisser libre cours à sa mémoire, Salvador utilise la drogue comme un moyen d’exploration de soi. Tout comme dans le film de Sergio Leone, l’enfance convoquée paraît tout autant être une enfance vécue que rêvée et fantasmée, que le maniérisme de la mise en scène accentue dans sa dimension de paradis perdu. Les souvenirs que Salvador laissent affluer en lui au cours de ses « chasses au dragon » – c’est comme ça qu’Alberto appelle ses shoots d’héroïne – possèdent la grâce d’une innocence et d’une légèreté qu’il peine à retrouver, mais également ce surcroît de beauté que le cinéma peut leur prêter, en magnifiant les décors et les visages, celui de Penélope Cruz en prime. La présence de blanc, par les draps qu’on lave d’abord, puis par la maison troglodyte dans laquelle Salvador et sa mère s’installent et dont les murs seront repeints à la chaux, tisse un réseau d’échos à l’écran de cinéma lui-même, auquel la pièce écrite par Salvador et interprétée par Alberto au milieu du film, fera une référence explicite, par un véritable écran placé derrière le comédien sur la scène. De la lumière et du blanc, voilà qui suffit à créer de la beauté, semble nous suggérer Almodovar, cette beauté qui manque à Salvador, qu’il ne parvient plus à filmer parce qu’il n’arrive plus à la vivre, qu’il n’arrive plus à vivre parce qu’il ne parvient pas à la filmer, et qu’il traque alors dans ses réminiscences neurasthéniques. Douleur et gloire nous figure alors ce qu’est le monde de l’artiste, monde où la vie et la représentation artistique s’entremêlent jusqu’à la confusion. Ici, le cinéma appelle le réel tout comme le réel appelle le cinéma : c’est la rétrospective d’un de ses films qui fournit l’occasion à Salvador de retrouver Alberto, qui achève non sans difficulté de le convaincre de lui donner le rôle d’une de ses pièces de théâtre, l’addiction. Puis la représentation de la pièce attire par hasard Federico, l’homme aimé passionnément par Salvador, et dont la pièce raconte l’idylle contrarié par l’addiction aux drogues de l’ancien amant. Federico décide alors de revoir Salvador, et c’est immédiatement après ces retrouvailles bouleversantes que ce dernier décide de balancer son héroïne à la poubelle, comme pris par un désir de retrouver la vie et la création. La vie nourrit l’art et réciproquement, les deux formant un serpent qui se mord la queue.

Pour atteindre la réconciliation finale, il faudra que Salvador renoue avec le souvenir de son premier désir, celui qu’il eût, enfant dans sa maison souterraine, pour un jeune maçon à qui il apprenait à lire et écrire en échange de travaux dans la maison. Cette réminiscence du premier désir à des résonances psychanalytiques : c’est la réappropriation consciente du trauma qui peut nous sauver et nous faire revivre. Salvador n’accède-t-il pas ainsi à une forme de scène originaire, scellant la suite de son existence ? Sauf qu’ici il n’est nullement question de traumatisme, mais seulement de désir, de la première expérience d’une beauté foudroyante, qu’un dessin lui permet de convoquer. En apparence, tout préparait cette scène : ce souvenir était ce que Salvador cherchait, ce autour de quoi il ne faisait que tâtonner dans ses songeries, ce qu’il approximait confusément et dont le refoulement nourrissait la crise créatrice. Mais le film rend possible une autre lecture, plus prosaïque, si l’on est attentif au caractère si peu linéaire de cette guérison : la sortie de la mélancolie passe par un long cheminement tortueux, et qui fait autant appel à la pensée qu’au corps de Salvador. En effet, le film nous montre autant une âme en peine qu’un corps qui souffre et tous les petits rituels qu’il faut pour l’apaiser : les cachets que l’on pile avant de les avaler dans du yaourt, la serviette que l’on pose au sol avant de s’y agenouiller etc. L’invention artistique n’est pas un processus éthéré au-dessus des processus organiques, et l’artiste existe autant par son intranquillité d’esprit que par son mal de dos : matérialisme de la création. Cette vie, qui nourrit l’art et que l’art irrigue en retour, n’existe que pleinement incarnée. Aussi, malgré l’importance de cette magnifique séquence, on ne peut pas dire que tout se joue dans cette réminiscence, qui paraît être bien plutôt un élément de guérison parmi une multitudes d’autres, indissolublement psychiques et corporels.

Le corps et l’âme de Salvador paraissent ainsi suivre des lignes complémentaires mais distinctes, dont aucune ne paraît primer sur l’autre : c’est tout autant la réappropriation du premier désir qui lui redonne le goût d’inventer un film, que sa décision d’arrêter l’héroïne et de consulter un médecin afin de modifier ses traitements. De la même façon, l’évanouissement du petit Salvador devant le jeune ouvrier nu à qui il porte une serviette est autant une fuite devant un désir qu’il refuse de voir en face qu’un malaise dû à l’insolation, manière de signifier métaphoriquement que la beauté foudroie autant la chaire que l’âme. Cette multitude de symptômes disséminés dans la durée du film est illustrée par une séquence programmatique placée au début, qui expose sous forme d’animation la liste interminable des douleurs dont sa tête et son corps sont le siège. Dans cette étrange présentation par le prisme des maux, Almodovar construit une identité fragmentée, disloquée en ses multiples points de douleur : je souffre donc je suis.

Le dernier plan du film, par un travelling arrière qui part de Salvador enfant et de sa mère, nous révèle l’équipe de tournage du nouveau film du cinéaste, Premier désir : réconciliation finale du souvenir et du réel, de l’art et de la vie, mais plus simplement, renaissance du désir de créer. Pourquoi ce désir fait-il retour ? Almodovar a suffisamment brouillé les pistes pour que la réponse ne soit pas univoque, entourant ainsi guérison physique, psychique, et création artistique, d’un même caractère énigmatique.